F&S est allé à la rencontre de Denis Courtiade, nommé Meilleur Directeur de Salle au Monde 2019 : « l’enchantement du client commence par celui du collaborateur »
C’est en octobre dernier que Denis Courtiade, directeur du restaurant Alain Ducasse au Plaza Athénée, recevait le Prix Mauviel 1830 du Meilleur Directeur de salle du Monde, décerné par Les Grandes Tables du Monde. Cette récompense s’ajoutant à une liste déjà longue de trophées célébrant son travail, comme le prix Gault & Millau 2019 du Directeur de salle de l’année, ou encore le prix du Service, attribué par le magazine Le Chef en 2015, on s’est dit qu’il était grand temps d’aller à la rencontre de Denis Courtiade, et de l’interviewer en bonne et due forme. Il ressort de cet entretien une certitude : si le service en salle n’est pas idoine, la magie ne prendra pas. Les meilleurs mets du monde ne pouvant s’apprécier pleinement que si le contexte autour (l’atmosphère, l’accompagnement client, l’attention au détail, le sens du service) est à leur hauteur. Un partis-pris que Denis Courtiade embrasse sans mesure – d’où la réussite de son management. À découvrir ci-dessous !
F&S : Denis Courtiade, vous êtes le directeur de salle du restaurant Alain Ducasse au Plaza Athénée ; dans l’éternel débat visant à définir qui, du contenu de l’assiette ou de l’accueil en salle, est le plus important, où vous situez-vous ?
Denis Courtiade : Je dirai que c’est 50-50. Pour que le déjeuner ou le dîner soit réussi, c’est 50% l’assiette, et 50% le service. Manger dans un restaurant, c’est une expérience globale. Dire que ce n’est que l’assiette, ce serait faire abstraction de beaucoup d’autres paramètres. La salle, c’est ce qui prépare le client à la bonne assiette. Ça commence dès la réservation ; il faut que le client sente qu’on est content de son appel, qu’il est attendu. Lorsque le client se présente au restaurant, accueillez-le avec le sourire, selon une attitude corporelle d’ouverture, de bienvenue. N’hésitez-pas, en amont, à faire quelques recherches sur lui, afin de l’accueillir encore mieux, de façon personnalisée, non-anonyme ; quelle est sa nationalité, par exemple, pour pouvoir lui glisser quelques mots dans sa langue. Bref, il s’agit de tout faire pour montrer au client qu’on l’attend vraiment. Pensez également à accueillir au mieux les invités du client ; l’invitant y sera très sensible. Tous ces détails participeront à rendre le repas mémorable pour lui et ses hôtes.
F&S : Selon vous, comment est censé se dérouler un service idéal ?
D.C. : Dès que le client arrive, observez-le. Il n’a rien dit de spécial, mais vous êtes censé avoir déjà relevé un tas de détails parlants. Par exemple, si une dame se présente dans une robe rouge vif, parée de bijoux, le signal qu’elle indique en langage non verbal, c’est qu’elle souhaite être vue. Dirigez-la donc vers une table centrale, bien en vue. A contrario, si un monsieur très discret fait son entrée à son tour, conduisez-le plutôt vers une table dans un coin, où il pourra déjeuner tranquillement. Au moment de la prise de commande, là encore, allez dans le sens du client ; ne poussez pas à la consommation si vous voyez que l’invitant semble ne pas souhaiter trop dépenser. S’il vous dit que le menu premier prix paraît tout à fait bien, ne lui faites pas l’éloge du menu dégustation (qui est plus cher). L’essentiel, ce n’est pas que le client dépense plus, mais qu’il passe un bon moment. Pour ce qui est cette fois du service, j’ai coutume de dire qu’il n’y a pas de bon ou de mauvais côté pour servir ; servez du côté qui ne gêne pas le client. C’est lui qui indique par quel côté le servir ; s’il est en pleine conversation sur sa gauche, servez-le à droite ; et inversement. Il faut avoir cette sensibilité-là. Ce sont tous ces éléments qui montrent au client qu’on est là pour lui, pour l’accompagner ; quel que soit son budget.
F&S : Vous êtes très engagé en faveur de la revalorisation des métiers de service et d’hospitalité, comme en témoignent vos visites régulières dans les écoles hôtelières, ainsi que les deux associations que vous avez créées mettant en avant ce secteur. Pourquoi cela vous tient-il à cœur ?
D.C. : Actuellement, les métiers de l’hôtellerie-restauration font face à une déperdition en terme de collaborateurs. Cela nous pousse à se poser des questions ; pourquoi les jeunes ne veulent-ils plus faire ce métier ? En tout cas, les conditions de travail doivent être revues. C’est aussi, sans doute, une question de génération ; les jeunes d’aujourd’hui préfèrent être servis plutôt que servir. À nous d’accompagner les jeunes, de leur montrer que le fait de travailler permet de se réaliser, aussi bien socialement que financièrement. Pour ma part, je vais dans les écoles pour chercher les bras et les jambes de demain. Il faut être très convaincant, expliquer aux jeunes que les métiers de l’hôtellerie-restauration sont de vrais ascenseurs sociaux ; en travaillant dans ce secteur, ils porteront un beau costume, ils seront bien nourris, ils évolueront dans des décors incroyables, et pourront faire de belles rencontres. Ça a d’ailleurs été le cas l’autre jour au restaurant Alain Ducasse, lorsque l’astronaute français Thomas Pesquet est venu déjeuner. C’est vrai qu’en travaillant dans de beaux établissements, on peut rencontrer ce genre de personnalités. Et puis, on peut travailler dans ce secteur avec ou sans diplôme ; et il n’y a pas de chômage. Bref, c’est un beau métier que le métier de service, et on peut avoir une belle vie. J’en suis l’exemple.
F&S : Côté management des équipes, on suppose que les choses ont changé par rapport à l’ancienne école ?
D.C. : Désormais, il faut s’adresser aux équipes de manière individualisée ; et non plus comme à un groupe. Il s’agit de traiter ses collaborateurs comme les clients : c’est-à-dire, de façon personnalisée. Et d’ailleurs, l’enchantement du client commence par celui du collaborateur. Si le serveur est traité comme une machine, il fera son travail, mais sans plus. S’il est bien dans sa peau et dans son travail, s’il est épanoui sur son lieu de travail, il dégagera un bel état d’esprit, qui se ressentira dans le service. On essaie d’adopter une attitude managériale très contemporaine, qui parle aux jeunes.
F&S : Au vu de la grande proximité géographique des palaces parisiens entre eux (le Plaza Athénée, le George V, le Prince de Galles, le Crillon, le Ritz et le Meurice, pour ne citer qu’eux), on peut se demander si les relations entre les différents directeurs de restaurants sont au beau fixe. Qu’en pensez-vous ?
D.C. : Ces dernières années, on s’emploie à créer une bonne ambiance entre ces grandes maisons. Il s’agit d’élever le débat, notamment pour les différentes associations (comme le Trophée du Maître d’Hôtel par exemple ) qui nous rassemblent. Mutualiser nos compétences et nos réseaux, voilà un bel état d’esprit, qui est profitable à tous. D’autant que l’entraide peut se révéler salutaire dans certaines situations où les imprévus surviennent. Si les relations sont bonnes, telle grande maison nous enverra un sommelier par exemple, pour un remplacement. Et vice-versa.
F&S : S’il fallait n’en retenir qu’un, quel serait le mot-clé du service idéal ?
D.C. : Ce serait le fine tuning, ou le fait d’être dans le juste tempo. Tout l’enjeu d’un bon service repose sur le fait d’être constamment en phase avec le client. C’est un effet miroir : si le client semble ne pas vouloir solliciter vos connaissances du menu, dites-lui juste le minimum ; et lorsque vous servez ses plats, contentez-vous d’en donner le nom. À l’inverse, si le client est demandeur, parlez-lui du plat dans le détail. Il faut constamment s’adapter à la situation. C’est cela, être une valeur ajoutée par rapport à la cuisine. Un service idéal, c’est une exigence de tous les instants. Cela va du fait de réfréner certains tics de langage (du type : « je vous apporte un petit café, ou un petit dessert ? »), au fait d’être ni trop engagé, ni trop distant dans le service. Et puis, n’oubliez pas que les comportements des clients évoluent au cours de la soirée. Là encore, il faut s’adapter.
F&S : Si vous deviez choisir entre un serveur parfaitement policé, qui connaît tous les bons gestes, mais qui est peu aimable, et un serveur moins adroit mais sympathique, lequel retiendriez-vous ?
D.C. : Ah, ça… Le capital sympathie est bien sûr très important. J’y suis sensible lors du recrutement. Il faut que le service se fasse dans la bienveillance, dans la sympathie. Si le serveur fait tomber un couvert, mais qu’il se rattrape par un sourire et beaucoup d’attention, ça passera inaperçu.
F&S : Vous rendez-vous souvent dans les autres grands restaurants ?
D.C. : Oui, bien sûr. Je vais tester les établissements qui viennent d’ouvrir, et vais régulièrement dans les autres grandes maisons. C’est important de se tenir au courant ; et puis, cela permet de s’assurer qu’on n’est pas devenus has been ! (Rires). Plus sérieusement, cela nous permet de voir si nous avons de nouvelles choses à apprendre, afin de toujours rester à la pointe.
Propos recueillis par Anastasia Chelini
Photos: courtesy of Plaza Athénée