Paris Cocktail Week #3 : huîtres d’Ismaël à Andy Wahloo
Troisième et dernière soirée spéciale de la Paris Cocktail Week, jeudi 26 janvier, consacrée au merroir, c’est-à-dire au terroir marin et aux accords cocktails-mer. 18 heures, il fait déjà nuit ; j’avance sur l’asphalte humide de la rue des Gravilliers. Un coup de sonnette, la porte s’ouvre ; j’entre dans un espace obscur d’intimité et de chaleur. Andy Wahloo, un autre des grands bars du monde. Des mains invisibles se saisissent de mon manteau, de mon écharpe, me poussent dans un fauteuil creux où je m’enfonce comme dans un puits. À peine assise, ou plutôt incrustée, je reçois un masque antilumière et l’on me demande de me bander les yeux.
Désormais aveugle, je sens entre mes doigts la tige froide d’un verre à cocktail et — pchitt, pchitt — une odeur fraîche de menthe poivrée sous mes narines. « Vous pouvez boire. » À peine entrée et déjà en plein Eyes Wide Shut, j’approche avec précaution le verre de mes lèvres ; il est de type martini dry et bien rempli. Je m’en renverse quelques gouttes sur le pied gauche. C’est frais. L’électro-soul de la playlist est superbe et classieux, je me sens bien. Je bois. C’est froid, végétal, aérien, très peu sucré, un peu salé, marin et brumeux. Chlorophylle légèrement décomposée. Amertume de fleur. Acidité diluée, agrume dégradé. Dans le noir, je suis automatiquement branchée sur mon œil intérieur. Je me retrouve dans une forêt française, au bord d’un étang dont la glace fond. Tableau de Corot, solitude, ambiance de Seine-et-Marne en hiver. Des branches semi-pourries craquent sous mes pas, je respire l’odeur de l’humus, des plantes aquatiques et des feuilles compostées. L’arôme de l’eau stagnante se mêle à celui du ruisseau ; j’entends au ralenti le cri découragé des corneilles.
« Vous pouvez retirer votre bandeau. » Un tourbillon me ramène au IIIe arrondissement et à ce fauteuil creux. Je découvre un liquide iridescent et une toute petite huître, une mini-huître, un bonbon d’huître posé à côté. Je la gobe. Elle est croquante et fraîche, minérale, longue en bouche ; elle me propulse de nouveau vers l’étang hivernal par flashs successifs, alternant avec des visions marines, des champs de goémon, des marais salants. Très, très fort, ce barman.
Je viens de déguster le premier cocktail de la soirée, une base de martini dry composée de gin salin aux algues Da Mhile, de vermouth Dolin dry infusé à la camomille et de lemon bitter, accompagné d’une petite huître kumamoto d’Ismaël. Accord ? Mieux : continuité. L’huître et le cocktail sont sur la même longueur d’ondes.
Call me Ishmael. Ce sont les premiers mots de Moby Dick, référence qui nous ramène aussi à la mer. Il s’appelle Ismaël Adam Drissi-Bakhkhat mais on l’appelle simplement Ismaël. À Maldon, sur la côte d’Essex, il exploite des bancs d’huîtres sauvages dans l’estuaire de la Blackwater. À travers sa société Saint-Honoré, il a fait la conquête de nombreux chefs séduits par ses produits splendides : plates sauvages, creuses, kumamoto, ainsi que coquillages et poissons sauvages : oursins, clams, palourdes, homards bleus, langoustines ; fumaisons : saumon, haddock, anguille, maquereau, hareng, crevette, truite de mer. Ça donne faim, tout ça ; mais Ismaël, pour cette séance très spéciale d’accords huîtres-cocktails, nous a réservé le meilleur du meilleur.
Kaled Derouiche, chef barman de l’Andy Wahloo, est un artiste du cocktail. Il s’y met tout entier, se concentre, voyage dans sa tête pour obtenir des jus qui nous transportent ailleurs, qu’on ait ou non les yeux bandés. Et ce soir, Kaled et Ismaël nous auront tout fait. La téléportation au bord d’un étang nimbé de brumes féeriques, et maintenant l’old-fashioned, véritable recette de sorcier : Laphroaig fat-washé au beurre noisette, sel de Guérande, bourbon infusé au pop-corn, deux bitters dont orange bitter, sirop de butterscotch, sirop d’érable légèrement salé, zeste d’orange, zeste de citron. Le tout servi dans une grosse huître creuse, versé directement sur l’huître.
La puissante saveur marine du coquillage se mêle aux accents beurrés, empyreumatiques et amers sur une trame d’alcool. C’est tout simplement extraordinaire. C’est, littéralement, à boire et à manger. Puisque je vous dis que le cocktail, c’est de la cuisine…
Toujours dans la série « on vous fait la totale », arrive un bloody mary au violet. Fallait oser. Le goût iodé est encore monté d’un cran : vodka, jus de violet, algues, shiitake, jus de tomate, vodka Poluga à l’ail et au poivre, le tout coiffé d’une petite perruque de laitue de mer salée (très salée) et séchée.
Le « plat de résistance » est une huître plate sauvage de dix ans d’âge (!) servie avec un gin belge à base de cacao, un peu de sorbet au yuzu et un saupoudrage d’olives noires déshydratées.
Dessert : une petite cuillerée de corail d’oursin de Maldon avec un shot d’un excellent alcool, malheureusement bu après le point fatidique où j’ai cessé de prendre des notes.
La soirée était magnifique et l’équipe de l’Andy Wahloo est ravie. À droite de la photo, barbu et en noir, Kaled Derouiche, et encore plus à droite, un demi-Ismaël très content lui aussi. Merci à tous, vous nous avez fait rêver, voyager loin et comprendre un peu mieux la mer.
Andy Wahloo – 69, rue des Gravilliers, Paris IIIe. Tél. 01 42 71 20 38. Du mardi au samedi de 19 heures à 1 h 45.
Voici où vous pouvez goûter les huîtres d’Ismaël. À Paris : Caïus de Jean-Marc Notelet, Alain Ducasse au Plaza Athénée, Le Mary Celeste, Le Dôme, Fish Club, Le Chateaubriand et Le Dauphin, Ze Kitchen Galerie. À Lyon : Le Potager des Halles, En Mets Fais ce qu’il te Plaît. En Savoie : Yoann Conte à La Maison Bleue.
À la petite cuillère
Textes et photos : Sophie Brissaud