Dai Jianjun, activiste du terroir chinois – épisode 6
Résumé des épisodes précédents :
Dai Jianjun 1
Dai Jianjun 2
Dai Jianjun 3
Dai Jianjun 4
Dai Jianjun 5
Nous commençons, Jing et moi, à connaître toutes les saisons de Gong Geng Shu Yuan, la retraite montagnarde de Dai Jianjun. Deux fois l’été — mai et août —, deux fois décembre. Depuis décembre 2010, nous y sommes allées quatre fois. Maintenant que les présentations sont faites et que les routes sont tracées, il est devenu facile de se rendre dans les collines de Suichang : deux heures d’avion à partir de Canton, atterrissage à Hangzhou, petite étape — ou non — au Manoir de Long Jing, et ensuite c’est comme si on y était. Cette route qui, la première fois, n’en finissait plus, ne nous paraît plus si longue. Nous retrouvons cette grande aire d’autoroute aux sanitaires tout en marbre vert et noir, où nous achetons des œufs durs au thé, des biscuits bizarres et des boissons savoureuses. Nous embarquons lestement à bord du petit bac en bois précieux. Nous traversons le lac en prenant une grande inspiration : nous savons que de l’autre côté, nous trouverons le grand air, la paix, le calme, la verdure. Et bientôt, après les retrouvailles et les effusions, nous serons de nouveau assises à la grande table ronde sur laquelle atterrira, en l’espace de quelques minutes, une constellation de plats délectables, chauds ou froids, salés ou acides, simples ou élaborés, mais dont les ingrédients proviendront toujours du voisinage le plus immédiat. Même le thé que nous buvons provient d’une montagne dont nous apercevons la cime si nous nous penchons un peu, et le délicieux vin de riz a été brassé à deux ou trois pas.
Au-delà du bio, au-delà de l’agriculture traditionnelle — on pourrait parler de biodynamie chinoise —, la cuisine organisée par Dai Jianjun accomplit une fusion sans défaut d’usages anciens et de création. Une harmonie naturelle naît de cette convergence de l’ancien et du nouveau. Explorer la tradition n’est pas un mouvement rétrograde mais un secret d’éternelle jeunesse. En fin d’été, Chen Xiaoming, chef exécutif du Manoir de Long Jing, aime préparer un tao zhi niang zhu shun, préparation composée de deux champignons de bambou farcis de gomme de pêcher, liés à chaque extrémité d’une feuille de ciboule. La gomme de pêcher, selon la médecine chinoise, tonifie la peau et éclaircit le teint.
Les deux étranges petits paquets arrivent dans le bouillon de volaille où ils ont mijoté pendant des heures. Ils ont l’air bien modeste quand on les découvre dans leur bol tels des polochons miniatures. Mais une fois percés par la cuillère en porcelaine, ils libèrent un flot irisé, translucide, finement gélatineux. En bouche, l’effet est saisissant : le léger croquant du champignon, l’agréable viscosité de la gomme de pêcher, sa saveur douce et rafraîchissante, le goût intense et concentré du bouillon. Cette recette doit bien avoir mille ans ? Pas du tout ! me répond Chen : c’est une de mes créations. Mais n’aurait-elle pas pu être inventée il y a mille ans ? Chen ne dit pas non.
Les plats servis au Manoir de Long Jing sont, au sens propre du terme, de la cuisine impériale, de la cuisine de cour : ils révèlent des intérieurs inattendus et des fulgurances gustatives dissimulées par des apparences modestes. Certains revêtent une beauté sobre et éblouissante : le plat en forme de fleur appelé ji sui sun, une rosace de blanc de poulet relevée de points de moelle de poulet, émergeant à demi d’un bouillon de volaille, a été recréé par Chen à partir d’une préparation décrite dans le roman classique du XVIIIe siècle Le Rêve dans le pavillon rouge. Une autre de ses créations, un dôme de pousses de bambou et de chou renfermant un cœur de tofu et couronné par un champignon entier, rappelle irrésistiblement une timbale à la française.
Cette cuisine si intensément axée sur le produit n’hésite pas à produire des plats conçus sur un seul ingrédient : les minuscules bébés bok choys, délicatement parés et légèrement sautés, n’ont besoin que de trois gouttes d’huile et trois grains de sel.
Et cette masse plate, ambrée et gélatineuse simplement posée sur une assiette, la méduse locale, serait partout ailleurs en Chine émincée et assaisonnée de vinaigre, de piment et d’ail. L’audace est une affaire de confiance : la noble cuisine du Zhejiang accorde une telle confiance à ses produits qu’elle se paie le luxe de les servir dans leur absolue nudité.
Plus qu’aucune autre région de Chine, et un peu comme le Japon, le Jiang Nan a développé une culture de la fadeur, concept que l’Occident confond souvent avec l’insipidité. En réalité, cette fadeur n’est qu’une forme exacerbée de sensibilité gustative : elle inclut la perception du goût, de la texture, de la sensation palatale et de la température. Les temps de cuisson sont tantôt extrêmement courts, tantôt très longs. Il va sans dire qu’aucun glutamate, aucun exhausteur de goût n’est ajouté. Leur usage serait déshonorant. Les condiments sont mesurés au doigt ou à la main (jamais d’instruments de mesure) et se fondent sur cinq ingrédients de base : sel, sucre, vinaigre de riz, vin de riz et sauce de soja. Et sur trois aromates de base : ail, gingembre et ciboule. Les sauces et les bouillons sont goûtés cinq ou six fois par le cuisinier avant d’atteindre l’équilibre parfait.
Une harmonie si fine nécessite la plus grande attention et une immense réceptivité ; le convive, lui, l’apprécie au mieux dans un état de méditation calme. Un bol de lait de soja fraîchement pressé ouvre le repas ; le riz nouveau exhale l’arôme puissant des rizières sous le soleil d’été. La légère amertume des graines de lotus fraîches fait planer l’esprit au-dessus de grands bassins où se dressent des corolles roses et de larges feuilles rondes. La chair satinée d’une carpe de lac invite à redécouvrir ce que peut être un poisson.
Cela, bien entendu, n’est possible qu’avec des ingrédients de qualité et de fraîcheur exceptionnelles. Au XVIe siècle, le lettré gastronome Yuan Mei l’écrivait ainsi : « De même qu’un imbécile resterait un imbécile même en suivant les enseignements de Confucius et de Mencius, de même un ingrédient médiocre resterait insipide même si Yi Ya, le cuisinier légendaire de la dynastie Zhou, consentait à le cuisiner. » C’est pour cela qu’A Dai n’a jamais reculé d’un millimètre dans sa quête du goût. Et c’est aussi pourquoi il a créé le Manoir de Long Jing et Gong Geng Shu Yuan pour élever son effort initial à un niveau supérieur, toujours plus près de la terre et de la nature.
Pour illustrer cette alliance de la simplicité et du goût, voici une recette en images, en direct de Gong Geng Shu Yuan et réalisée par son chef Zhu Yinfeng.
PORC CUIT À LA VAPEUR DE RIZ
C’est un plat, dit Zhu, que l’on fait dans les familles locales quand le combustible manque et qu’il faut économiser le bois. On cuit le riz et la viande dans le même récipient. Il faut que la viande soit de qualité parfaite, sinon le plat sera raté.
Il faut d’abord prendre un beau morceau de poitrine de porc frais, du beau cochon de la ferme. Bien retirer toutes les soies mais ne pas ôter la couenne.
Il n’y a que deux ingrédients : du porc et du riz. Rien d’autre, pas de sel. Parfois, on ajoute des aubergines longues bien tendres. Prendre une bonne quantité de riz et le laver deux fois. Le verser dans le wok fixe.
Pour mesurer la quantité d’eau de cuisson du riz, poser la main à plat sur le riz, l’eau doit affleurer au début de la troisième phalange.
Enfoncer la poitrine de porc entière au milieu du riz, le plus profondément possible. Elle peut affleurer à la surface de l’eau, mais pas plus haut.
Allumer un bon feu sous le wok et couvrir. Vingt minutes de cuisson, surveiller le son de l’eau qui bout : ni trop fort ni trop faible. Ensuite, vingt minutes de repos, à couvert, feu éteint.
Sortir la poitrine de porc du riz et la trancher bien chaude.
La ranger dans un plat de service. S’il reste quelques grains de riz collés dessus, c’est encore meilleur. Servir avec une sauce de soja avec de l’ail et de la coriandre hachés. La cuisson dans le riz donne à la poitrine de porc un moelleux extraordinaire. Bien entendu, servir aussi le riz.
(Par ici pour l’épisode 7.)
À la petite cuillère
Textes et photos : Sophie Brissaud