Dai Jianjun 2

Dai Jianjun, activiste du terroir chinois – épisode 2

11 janvier 2019  0  À la petite cuillère
 

signature-food-and-sens (Suite de l’épisode précédent.) Depuis cette première rencontre hivernale, vingt et un mois ont passé. Entre-temps, le documentaire a été tourné, monté, diffusé et publié en DVD. Mais en ce jour d’août 2013, Jing et moi, nous avons encore rendez-vous avec A Dai. Notre avion, qui a décollé de Canton il y a deux heures dans une chaleur étouffante, vient d’atterrir à Hangzhou. Ici aussi, la climatisation parvient à peine à rafraîchir l’atmosphère humide. Les aéroports chinois sont immenses. Le couloir qui connecte la zone d’arrivée des vols intérieurs au terminal principal nous paraît interminable. Enfin, A Dai apparaît et nous tend les bras. Nous prenons place dans une camionnette blanche avec Yang, un jeune membre de l’équipe d’acheteurs, au volant. L’air est lourd et épais. Un rideau dense de nuages gris ardoise filtre la lumière du jour et projette sur le monde une ombre bleue, saturant les verts de la végétation semi-tropicale. L’été en Chine du Sud.

La sortie de Hangzhou.

Cette fois, nous ne passerons pas par Hangzhou. Nous nous rendons directement à Gong Geng Shu Yuan, à quelque trois cents kilomètres, dans les montagnes. Nous sommes fatiguées par la chaleur, mais la perspective de cette longue route nous remplit de joie. Nous sommes avec A Dai, tout sera donc parfait et nous ne manquerons de rien. En hôte accompli, comme à son habitude, il a pensé à tout : bouteilles d’eau de source, serviettes en papier, corbeille de fruits. Ces fruits reflètent son souci de la saisonnalité : poires — la saison commence — et pêches. Les pêches de Canton, en août, sont magnifiques, rondes, roses et blanches, et dures comme du bois. Celles du Zhejiang, que nous découvrons, sont entièrement jaunes et intensément parfumées.

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Dans ce véhicule lancé à tombeau ouvert sur la route très droite de Tonglu, dans un paysage de théiers et de petites bourgades où l’on cultive le chrysanthème, je tiens une pêche jaune en main sans pouvoir cesser de la contempler. « Ce n’est pas une pêche du Guangdong, me dit Jing. Elle est tendre et juteuse. » J’avais déjà compris. Le fruit est énorme, ferme mais bien mûr. La peau se détache facilement ; quand je mords dans la chair, le jus reste en place et ne s’écoule ni sur mon menton ni sur mes vêtements. Cette pêche est comme A Dai : très bien élevée. C’est un fruit pour Immortels taoïstes, une pêche de rêve favorable. Bientôt, la couche épaisse de nuages se dissipe pour révéler un ciel entièrement bleu. La voiture file comme une flèche à travers des collines couvertes de théiers. Le relief s’accentue, les tunnels succèdent aux vallées, et je suis en train de fondre d’extase. Le parfum et la saveur de cette pêche resteront avec moi longtemps après que le fruit aura disparu. Ils m’ont, me semble-t-il, rafraîchie pour l’éternité.

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Service du déjeuner à Gong Geng Shu Yuan.

Je demande à A Dai d’où viennent ces pêches. « D’entre Shanghai et Hangzhou », me répond-il. Quelle merveilleuse diversité de fruits, de légumes, d’aliments de toute sorte l’on produit partout en Chine ! Chaque kilomètre révèle une surprise, un nouveau goût. Ces saveurs si variées, si uniques, il est urgent de ne pas les laisser disparaître, et telle est la mission qu’A Dai s’est assignée : dédier sa vie à la protection de toute beauté traditionnelle, culinaire ou autre.

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A Dai à bord du bateau qui permet d’accéder à Gong Geng Shu Yuan.

Dai Jianjun est un rêveur pragmatique. Cet ancien gouverneur du district du lac de l’Ouest (Hangzhou) n’est ni chef ni cuisinier. Il crée des lieux, généralement consacrés à la cuisine. Depuis 2002, il dirige le fameux Manoir de Long Jing, son restaurant de Hangzhou. Sans avoir jamais fait de publicité, le restaurant s’est taillé une solide réputation auprès de l’élite politique et intellectuelle de la ville pour sa cuisine, réalisée dans le plus pur style de Hangzhou — la cuisine impériale des Song du Sud —, sans additif, sans glutamate, uniquement à partir de produits bio et locaux.

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Plat d’été servi au manoir de Long Jing : une poire pochée dans un sirop léger au sucre candi.


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Surprise : la poire contient des graines de lotus et des longanes séchées, cuites à l’étouffée à l’intérieur du fruit dans une marmite en terre cuite. Ce plat médicinal aide à lutter contre les fortes chaleurs.

La cuisine de Hangzhou est un des trois styles culinaires du Zhejiang, eux-mêmes inscrits dans un ensemble plus large que l’on appelle cuisine du Jiangnan, région située au sud du delta du Yangzi. Le Jiangnan est surnommé « terre de riz et de poisson » en raison de l’abondance et de la qualité de ses produits. A Dai décrit cette cuisine comme reposant sur des saveurs nettes et pures, des assaisonnements discrets, un équilibre délicat entre salé et sucré, mais avant tout sur l’excellence des ingrédients. Parmi les cuisines de Chine, c’est probablement celle qui met le mieux en valeur le produit. Sa palette gustative, subtile, profonde, complexe, rappelle par moments la cuisine classique française ou la cuisine élégante du Japon. Un légume de qualité optimale peut être préparé seul, sans autre ornement qu’une pincée de sel.

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Celtuces en cours de service. Une demi-heure auparavant, elles étaient encore dans la terre du potager.


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Pois mange-tout servis au Manoir de Long Jing.


Rizière en été, Gong Geng Shu Yuan

« Pourquoi crois-tu, m’avait dit un jour A Dai, qu’il y a tant de restaurants de cuisine du Sichuan partout en Chine ? Peu d’entre eux sont tenus par des Sichuanais. Eh bien ! Ce n’est pas parce que la cuisine du Sichuan est meilleure que les autres. C’est parce qu’elle a la réputation d’être pimentée et qu’il est plus facile, pour des cuisiniers médiocres, de satisfaire le client avec une cuisine épicée qu’avec des plats qui exigent du talent, du doigté et de la subtilité. » J’avais répondu que ce phénomène n’était pas uniquement chinois, loin de là. En France, aux États-Unis aussi, on jouait la carte sichuanaise comme solution de facilité.

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Paysage de Long Jing (Hangzhou).

Afin de perpétuer la tradition d’une cuisine qu’il sent menacée de disparition, A Dai, depuis l’ouverture du Manoir de Long Jing, emploie des chefs locaux expérimentés, voire à la retraite, qui enseignent leur art aux jeunes recrues. Ses premières sources d’inspiration furent d’abord sa grand-mère, qui lui apprit la valeur du ben wei — le vrai goût des choses — en cuisine, et Yuan Mei, le Brillat-Savarin chinois, un lettré du XVIIIe siècle à qui l’on doit le classique Suiyuan Shidan, « Menus du jardin de la Satisfaction » (1792). A Dai et son équipe se mirent à étudier et à reproduire ses recettes, ou à créer des plats selon ses principes, espérant ainsi produire une cuisine dans laquelle Yuan Mei, revenu du fond des siècles, aurait pu se reconnaître. Mais très vite, ils se rendirent compte qu’il n’était pas question de se fier à la distribution alimentaire courante. L’existence d’un marché noir les rassurait encore moins. Pour se procurer des produits dignes de la cuisine qu’ils voulaient faire, il fallait remonter à la source.

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Chen Xiaoming, chef exécutif du Manoir de Long Jing, fait une pause dans le jardin. Au premier plan, un moulin à doufu.

A Dai prit alors la décision de se passer d’intermédiaires et d’acheter ses produits auprès des paysans et des cueilleurs. Et comme aucun d’entre eux n’était capable de fournir de grandes quantités, il se reposa bientôt sur un vaste réseau de fournisseurs, près de cinq mille dans la seule province du Zhejiang, dont trois mille à quatre mille à la périphérie de Hangzhou. « Travailler avec ces producteurs ne nous a pas seulement permis d’accéder à des produits de haute qualité, mais aussi à des expériences passionnantes. J’en suis resté convaincu qu’on ne peut pas faire de vraie bonne cuisine sans les meilleurs produits. Et, par-dessus le marché, nous avons découvert combien la campagne chinoise était belle. »

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Le lac et le village de Huang Ni Ling (Zhejiang).


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Le soir tombe sur Gong Geng Shu Yuan.

Si A Dai tient à acheter directement aux producteurs, c’est aussi pour les aider à rester sur leur terre au lieu de partir pour la ville travailler en usine, et pour endiguer un tant soit peu l’urbanisation galopante qui grignote petit à petit cette précieuse polyculture. Il y réussit dans une certaine mesure : « J’aime me rendre à la campagne, discuter avec les paysans et me renseigner sur les pratiques agricoles traditionnelles. Si nous voulons préparer des plats qui soient bons pour le corps, chaque étape du processus compte, de la terre au bol. Nous n’avons rien à enseigner aux paysans et tout à apprendre d’eux ; nous essayons de leur inspirer la fierté de leur travail. Et parce que le restaurant exige beaucoup d’eux, ils ont acquis une meilleure confiance en eux-mêmes. Ils communiquent autour d’eux, et de plus en plus de gens sont attentifs à l’agriculture biologique. Si, globalement, le nombre de paysans traditionnels diminue, j’ai de plus en plus de fournisseurs — agriculteurs, éleveurs, pêcheurs — qui travaillent selon ces méthodes. »

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À Hangzhou, dans un verger de pipa (nèfles), ce paysan de quatre-vingt-onze ans escalade encore les branches pour cueillir les fruits.


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Ces photos ont été prises en 2011. Malheureusement, ce verger de pipa a probablement disparu.

(À suivre ici.)

À la petite cuillère
Textes et photos : Sophie Brissaud

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