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Dai Jianjun, activiste du terroir chinois – épisode 4

15 février 2019  0  À la petite cuillère
 

signature-food-and-sensSuite du feuilleton Dai Jianjun dont vous pouvez découvrir l’épisode 1 ici, l’épisode 2 ici, et l’épisode 3 ici.

Dai Jianjun

Dai Jianjun et Gertrude Baillot, notre cadreuse, pendant le tournage du documentaire « Le bonheur est dans l’assiette », mai 2011.

Afin de parler un peu de cuisine des montagnes, nous revenons à ce mois d’août 2013 où, Jing et moi, nous sommes retournées à Hangzhou et à Gong Geng Shu Yuan en compagnie d’A Dai afin d’écrire un article pour Fool Magazine. Nous en étions restés à la pêche merveilleuse du Zhejiang. Nous sommes toujours en route ; nous avons pris depuis quelques heures les sinueuses voies montagnardes, précédées par la zone de rizières qui entoure la petite ville de Suichang.

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Paysage aux environs de San Jing (Zhejiang).

La route que Dai vient de prendre est de plus en plus sinueuse. Les conifères et les hauts bambous nous cachent le soleil, des trouées dans la végétation nous le restituent soudain et nous révèlent des paysages magnifiques, tout en collines vertes et en petits villages de terre rose accrochés aux pentes. Vingt et un mois après notre première arrivée, quatorze mois après la deuxième, l’approche de Gong Geng Shu Yuan est encore plus enchanteresse. Traverser le lac est comme franchir le plan d’eau des Immortels taoïstes, se rendre dans un autre monde. Déjà, j’aperçois l’étendue bleu pâle du lac Hunanzhen.

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Le lac Hunanzhen sous l’orage.

A Dai, depuis que nous avons quitté l’autoroute, nous pousse la chansonnette, passant de splendides chants traditionnels en gamme pentatonique à des bluettes radiophoniques, mais toujours d’une voix grave, profonde et parfaitement timbrée. J’avais oublié qu’il était musicien, aussi. Qu’il pinçait la cithare guqin à ses moments perdus. Il conduit plus vite maintenant ; je sens bien qu’il est comme un cheval qui sent l’écurie.

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Le vieux bac de Huang Ni Ling.

Pas de neige, pas de glace. Juste le vent d’été qui porte les parfums de la terre. Comme à chaque fois, le peuple de Gong Geng Shu Yuan vient nous accueillir au portail : Yangping, Shenmi, Liujing, ravissantes hôtesses en longue jupe de soie. Monsieur He, le gérant du domaine, timide et charmant. L’oncle acheteur, Zhou Guofu, qui nous avait conduites ici la première fois. Et une chienne labrador jaune un peu flapie, suivie de son maître, Zhu Yinfeng.

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Zhu Yinfeng, chef cuisinier de Gong Geng Shu Yuan. À gauche, sa compagne Shenmi.

Zhu est le chef cuisinier de Gong Geng Shu Yuan. Il a (cette année-là) vingt-neuf ans. Précédemment, il était cuistot au Lou Wai Lou, un illustre restaurant de Hangzhou, et travaillait auprès de Dong Jinmu avant que celui-ci devienne l’un des chefs seniors du Manoir de Long Jing. Quand le chef Dong avait quitté le Lou Wai Lou, Zhu l’avait suivi au Manoir. Depuis ce temps, il travaille pour A Dai. Les deux hommes se comprennent, travaillent en une synergie profondément intuitive et créative. Ce qui domine dans leur relation, c’est une forte éthique du travail et le bonheur de voir pousser les plantes. Une relation de même nature unit A Dai et ses employés : chez eux, on est comme l’invité d’une grande famille.

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Au bord du bassin de lotus.

Zhu ne se contente pas de cuisiner : il s’occupe du jardin potager, parcourt les collines à la recherche de denrées sauvages et a même des talents d’herboriste. Et comme A Dai l’encourage à apprendre sans arrêt afin de préserver les traditions, Zhu potasse les anciens grimoires de cuisine, observe avec attention les traditions culinaires rurales et se forme à des techniques telles que la fumaison des pousses de bambou au-dessus des braises. Quand il revient au Manoir de Long Jing, il enseigne son savoir aux autres chefs.

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Zhu consulte régulièrement ses livres de botanique pour mieux connaître les plantes des environs.

Des collines alentour, Zhu rapporte des trésors : bulbes de lis sauvage, champignons de bambou, rameaux de myrtille asiatique qui teindront le riz du petit déjeuner en bleu indigo.

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Yangping nous sert un œuf poché au wok et du riz bleu au petit déjeuner. Cette couleur est obtenue à partir d’une décoction de feuilles de myrtille asiatique. La plante donne au riz des vertus médicinales.

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Pour lui, suivre A Dai dans les montagnes était une évidence : « Je suis un enfant de la campagne, dit-il. Enfant, je suivais ma mère dans ses cueillettes de plantes sauvages. Elle rapportait toute sorte d’herbes, de champignons et de fruits. Alors lorsque, en 2008, A Dai m’a parlé de son projet de ferme dans les montagnes, je l’ai suivi sans hésiter. Il m’a fait confiance. Ici, c’est le paradis pour un cuisinier : tous les ingrédients sont produits à portée de main, ils passent directement du champ au wok. Aucun souci d’origine, de fraîcheur. »

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Paysanne du Zhejiang rapportant une cueillette de céleri sauvage.

Zhu nous emmène faire un tour. Le soleil tape dur, mais une petite brise nous rafraîchit. La partie basse du domaine, autour du village, est constituée de rizières et de champs de maïs. C’est là qu’est la cuisine du domaine, au cœur d’un bosquet de théiers à huile.

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Fleurs de théiers à huile.

Au toit de la véranda sont suspendus des morceaux de lard gras bien sec, des tresses d’ail, des paniers et des passoires en vannerie, des chapeaux de paille. Le potager est tout proche, ainsi que la mare aux canards, la porcherie et un vaste atelier-cuisine où sont fabriqués certains produits. On y voit deux moulins à soja pour le tofu, plusieurs grands woks de fer incrustés dans une maçonnerie carrelée de blanc, une énorme presse à huile de thé en bois massif.

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Lard produit à la ferme et corbeilles suspendues à la véranda de la cuisine.

Nous montons ensuite à travers le potager pour découvrir les rangées de soja alternant avec les rangées de maïs. Cette disposition répond à une intention précise : le soja, dit Zhu, a besoin d’ombre et en profite pour nourrir les pieds de maïs, qui ont normalement tendance à appauvrir le sol. Un coin du potager est réservé aux expériences sur les symbioses végétales, les pesticides et les engrais naturels. Un jour, presque par hasard, l’équipe agricole a découvert qu’une infusion de piment rouge vaporisée sur les plantes les préservait des parasites, et un autre jour que le tourteau de graines de théier réduit en poudre avait les mêmes vertus. Le fumier animal, l’engrais vert et le compost sont largement utilisés, et le paillage tient lieu d’herbicide.

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Grenouille du bassin aux lotus (Gong Geng Shu Yuan).

Faisant le tour du grand bassin aux lotus, où nous entendons le plongeon des grenouilles, Zhu nous emmène admirer des rizières en herbe d’un vert intense. « Ici, dit-il, nous cultivons deux variétés de riz qui ont des saisonnalités différentes. Ce riz, cultivé au sommet, est une ancienne variété locale que l’on récolte en novembre. Et tout en bas (il y a mille mètres de dénivelé), nous cultivons un hybride qui mûrit plus tôt, en octobre. » Mais pourquoi y a-t-il un enclos à canards au bout de la rizière ? Il n’y a même pas de canards. « C’est le palais de printemps pour nos canards ! répond-il. Une technique agricole que l’on pratique ici depuis des millénaires. Quand le riz est en herbe et encore fragile, nous lâchons les canards dans la rizière inondée. Ils se gavent d’insectes et de parasites, mangent les mauvaises herbes, fertilisent le sol. Quand le riz a poussé et n’a plus besoin de protection, nous envoyons les canards en bas et il est temps de les manger. Nous avons aussi bien des canards bruyants (des canards domestiques) que des canards tranquilles (des sarcelles). »

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Le village de Huang Ni Ling.

De retour vers la ferme, Zhu s’agenouille auprès d’une touffe de bambou nain et nous montre une masse translucide à la base des tiges. « C’est un champignon médicinal qui a des vertus étonnantes, dit-il, mais il ne se développe qu’en présence de certains pucerons. » Et de fait, une tribu de petites bêtes grises et grassouillettes se déplace lentement sur la masse translucide. Une paysanne apparaît, venant de la montagne. Elle porte une faucille et un grand sac de toile plein à craquer de larges feuilles vertes. Zhu en prend une poignée : « C’est l’herbe à cochons, une autre plante médicinale. Nous la hachons et nous la donnons aux cochons. Ils adorent ça. Cela leur donne une meilleure odeur sur pied, et leur viande en est meilleure, plus sucrée. » Zhu, arrivé à la porcherie où des cochons roses et souriants lèvent vers nous leur groin retroussé,  joint le geste à la parole, s’empare d’un couperet de fer et hache la poignée de feuilles sur un billot. Il se saisit ensuite d’une râpe et d’une grosse patate douce du  jardin, en râpe la moitié et la mélange aux feuilles hachées, offre le tout aux cochons ravis. Je remarque que, malgré la chaleur ambiante, l’odeur de la porcherie est très supportable.

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Un des cochons de Gong Geng Shu Yuan.

Zhu est bien un enfant de la campagne : il ne revient jamais d’une promenade les mains vides. En plus de l’herbe à cochon, il récoltera quelques pousses de bambou en traversant la bambouseraie qui s’étend au pied de la cuisine. « Plus on creuse profondément, dit-il, meilleure est la pousse. C’est du bambou d’été, on ne mange que l’extrémité tendre. »

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Zhu en cuisine.

Ces mêmes pousses de bambou, sautées avec des lamelles de jambon de la ferme, seront sur la table du dîner en moins d’une demi-heure, en compagnie d’une douzaine d’autres plats tous réalisés dans la cuisine de Zhu avec une rapidité surprenante. Chaque repas, sans exception, repose sur les ingrédients frais du jour, sautés au saindoux ou à l’huile de théier, ou frits à l’huile de théier, ou cuits à la vapeur dans les grands woks de fonte, ou lentement braisés dans des marmites de terre cuite. Beaucoup de légumes, de poisson, de riz des rizières environnantes, et de la viande en quantité modérée, ce qui nous paraît plus qu’assez à nous autres carnivores, car les légumes sont d’une saveur exceptionnelle. « Dans la dentition humaine, dit A Dai, vingt-huit dents nous viennent des herbivores et quatre dents sont héritées des carnivores. Cette proportion de un à huit est celle que la viande doit représenter dans notre alimentation. »

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Haricots verts sautés aux bulbes de lis sauvage.


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Préparation d’un poulet qui, quelques minutes auparavant, gambadait dans la basse-cour.

De repas en repas, nous sommes fascinées par la variété de goûts et de sensations que nous procurent les tout simples assaisonnements de cette cuisine des montagnes du Zhejiang : sel, sucre, vinaigre de riz, vin de riz local. Bien qu’utilisés en quantité suffisante, ils s’effacent pour révéler le goût essentiel des ingrédients, le fameux ben wei.

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Sur une desserte, dans la cuisine de Gong Geng Shu Yuan, quelques ingrédients du prochain repas : épinard chinois, feuilles d’amarante, nèfles de Chine pipa, ail, gingembre, œufs de poule.

Dans un plat de porc braisé, une rasade de vin de riz oxydatif, plein et corsé comme un vieux jerez sec, sublime la viande ; une sauce brune à base de vin et de sauce de soja nappant un poisson de lac braisé offre des couches de saveurs complexes et raffinées que l’on savoure en méditant à chaque bouchée. Cette nourriture procure mieux que la satisfaction, mieux que la satiété, mieux même que le plaisir des sens : une espèce de bonheur, de confiance en l’univers créé. On se demande pourquoi toutes les cuisines ne sont pas ainsi. Ne sont plus ainsi.

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Poisson de lac en sauce rouge.


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A Dai surveille la préparation du déjeuner.


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La salle à manger de Gong Geng Shu Yuan.

Aujourd’hui, le déjeuner sera préparé par Zhu Yinfeng et Chen Xiaoming, chef exécutif du Manoir de Long Jing, arrivé ce matin. A Dai l’envoie souvent dans les montagnes pour affiner son savoir culinaire et lui faire prendre un bon bol d’air. En cuisine, je le vois préparer une tortue d’eau pour la cuisson à la vapeur.

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Chen Xiaoming taille le gingembre.

Chen, immobile, se concentre sur sa planche à découper, où seule se meut la pointe de son énorme hachoir. Quand il soulève cette pointe, une demi-douzaine de minuscules éléphants, taillés dans des lamelles de gingembre, apparaissent à mes yeux. Il ne leur manque ni la trompe, ni la queue, ni même les défenses.

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La tortue de Chen.

Chen incise le ventre de la tortue et y insère les petits éléphants de gingembre avec quelques lamelles de jambon parfumé. Pendant qu’il porte la tortue au wok, je me demande : « Pourquoi des éléphants ? » Mais je n’ose pas lui poser la question.
(Cliquez ici pour l’épisode 5.)

À la petite cuillère
Textes et photos : Sophie Brissaud

Dai Jianjun

Crépuscule dans les monts du Zhejiang.

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