Mourad Mazouz : son amitié avec Pierre Gagnaire, ses restaurants Sketch et Momo à Londres, le 404 et Derrière à Paris… Interview pour Food&Sens
Le restaurateur Mourad Mazouz se raconte : « Pierre Gagnaire, c’est le Picasso de la cuisine »
Il a créé des restaurants dont le succès entêtant, distribué entre Paris et Londres, se décline selon un triple axiome : le soin porté aux plats bien sûr, mais aussi au décor, et à l’ambiance. Avec cette formule d’équilibre, Mourad Mazouz vogue sans faiblir entre ses établissements, à commencer par l’inénarrable Sketch, dont la folie douce ne laisse pas Londres indifférente. On lui doit aussi Momo, table ultra conviviale située à quelques pas de Sketch, où il fait bon se retrouver autour d’un couscous partagé, sur fond de décor marocain. C’est encore lui qui est derrière le Derrière (appréciez l’à-propos de la redondance), et le 404 à Paris. Et parce qu’on ne saurait s’arrêter en si bon chemin, Mourad Mazouz est sur le point d’ouvrir une nouvelle adresse, le Mo Diner, qui côtoie Momo (mais qui proposera bien sûr son ambiance propre). C’est donc en pleins travaux, entre deux réunions, et juste après la réouverture en grande pompe de Momo (fermé en début d’année pour rénovations), que j’ai rencontré Mourad Mazouz, pour un échange à bâtons rompus. Il s’est confié sur les tribulations de la vie de restaurateur, sur ses trente-cinq ans de métier, et sur sa belle amitié avec Pierre Gagnaire. À découvrir ci-dessous.
F&S : Bonjour Mourad ; alors, comment se passe ces premières semaines de réouverture du Momo ? La presse anglaise en parle beaucoup, en tout cas (et en bien, comme l’a fait The Eater London).
Mourad Mazouz : Ça se passe bien ; on est plein. Mais étonnement, une réouverture est toujours difficile ; je ne pensais pas que ce serait pareil que pour une ouverture. Et pourtant ; il faut tout reprendre, les codes, les habitudes, tout est à revoir. Et puis, côté staffing, c’est compliqué. D’autant que j’ouvre en parallèle le Mo Diner ; donc je suis en pleine recherche de personnel.
F&S : Diriez-vous que le Brexit a eu un impact dans ce domaine ? Le manque de personnel à Londres se fait-il plus criant qu’auparavant ?
M.M. : C’est de pire en pire depuis l’annonce du Brexit. Pour autant, est-ce que c’est à cause du Brexit en tant que tel, ou pas, je ne sais pas ; mais ce qui est sûr, c’est que c’est de pire en pire. Il y a cinq ans de ça, on avait bien sûr toujours le même turn-over côté personnel, mais on recevait aussi beaucoup de CV, ce qui contrebalançait les choses ; il y avait plus de monde qui voulait travailler dans la restauration, et tout était plus facile. Aujourd’hui, on n’a plus trop le choix niveau candidats ; ceux qui postulent pour un poste ne sont pas toujours à la hauteur. Et surtout, le manque de conscience professionnelle du personnel devient de plus en plus fréquent. Beaucoup arrivent en retard, ou ne viennent pas, parce que ceci, cela… Il y a tout le temps quelque chose.
F&S : En France aussi, les restaurateurs et les chefs se plaignent du manque de personnel. Pour autant, pensez-vous que ce soit plus compliqué encore à Londres ?
M.M. : La crise du personnel est partout, car les gens ne considèrent plus la restauration comme un métier ; du coup, le personnel est de moins en moins nombreux, et moins fiable qu’avant. Mais c’est surtout à Londres que c’est le plus dur, parce que les jeunes y viennent pour 6 mois/un an seulement, afin d’apprendre l’anglais ; puis ils repartent. Et comme tous les restaurants et hôtels cherchent du personnel, dès qu’un employé n’est pas satisfait, hop, il part voir ailleurs, comme ça, du jour au lendemain. Sur un coup de tête. Ce qui fait que j’ai dû prendre les rangs plus d’une fois au Momo, pour combler un poste devenu subitement vacant. Heureusement, j’aime être en salle, au contact des clients ; mais bon, de là à devoir prendre les rangs… Enfin, ça ne fait rien ; ça ira mieux bientôt. Je sais bien qu’au bout du tunnel, il y a l’air et la lumière ! (Rires). Cette situation, je l’ai déjà vécue de nombreuses fois ; on sait qu’après, ça ira mieux.
F&S : Vous qui avez un pied à Londres et l’autre à Paris, dites-nous où, selon vous, les affaires sont le plus difficile ?
M.M. : Financièrement, c’est beaucoup plus dur à Londres. Comparativement, je gagne mieux ma vie à Paris qu’à Londres. D’autant qu’à Londres, tout a augmenté ; en vingt ans, les coûts ont augmenté de 25 à 30%. Le loyer, lui, a carrément augmenté de 500%… Mais nous, on ne peut pas augmenter nos prix ; on a augmenté de 10% seulement en dix ans. Bref, on vit un moment difficile dans la restauration ici. D’autant que la vie à Londres est très chère, et qu’au vu de tout le travail qu’on fait, on devrait tous être mieux payés. Les profits qu’on fait sont ridicules par rapport à la montagne de travail qui nous attend chaque jour. Mais bon, je ne me plains pas ; je continue à bien vivre grâce à mon métier.
F&S : En tant que restaurateur, considérez-vous qu’il soit important de se rendre dans les autres établissements, afin de se tenir au courant de ce qui se fait ailleurs ? Si oui, quels sont les restaurants qui ont vos préférences ?
M.M. : Je ne vais jamais ailleurs, hélas ; je n’ai pas le temps… Mes enfants me le reprochent, d’ailleurs. Mais que voulez-vous ; ce que j’aime, c’est faire mon truc. Je suis un artisan-commerçant ; à ce titre, je reste dans mon commerce. En revanche, j’essaie de prendre mes week-ends pour passer du temps en famille. Sauf en ce moment, bien sûr ! Avec la réouverture, je sais que j’en ai pour plusieurs semaines sans jour off.
F&S : La marque de fabrique de vos restaurants, c’est le décor. Chacun d’eux déploie des intérieurs incroyables, inclassables, à forte valeur ajoutée. Est-ce que c’est pareil chez vous ?
M.M. : Non, chez moi c’est tout le contraire ! (Rires). Avec le temps, je suis devenu minimaliste. Si je pouvais, chez moi il n’y aurait qu’un lit, une table et une chaise. Je trouve qu’on amasse des tonnes de choses dont on n’a pas besoin, on s’encombre, on se crée de faux besoins. Décorer, j’adore ça pour mes restaurants. Mes décors ont pour but d’emmener les gens ailleurs. Le plus beau compliment qu’un client puisse me faire, c’est de me dire qu’il s’est senti ‘ailleurs’ dans mon restaurant. Au Sketch, j’ai tâché de faire un monde enchanté ; ici au Momo, j’ai voulu un décor d’Afrique du Nord ; au Diner, je souhaite quelque chose qui fasse vacances. Je suis ainsi ; je crée des endroits chargés, avec beaucoup d’ambiance. Sauf chez moi ! (Rires).
F&S : Quelle est l’importance du décor dans le succès d’un restaurant ?
M.M. : Pour illustrer ce que doit être un restaurant, j’aime bien employer l’image d’une marguerite ; le pistil au centre, c’est la cuisine ; et les pétales autour, c’est tout le reste. La façon dont on vous répond au téléphone, l’accueil qu’on vous fait quand vous arrivez, le service, le décor bien sûr, le confort, les boissons, la gentillesse du personnel, la lumière (qui fait 50% du décor à elle seule), etc. Si on enlève trois ou quatre pétales à cette marguerite, elle n’aura plus l’air de rien. La marguerite doit être complète.
F&S : À l’époque, vous avez cassé les codes de la restauration traditionnelle, en créant des restaurants d’atmosphère, branchés, musicaux et festifs. Est-ce que pour vous, le fait d’oser est une règle ?
M.M. : Quand j’ai commencé dans la restauration, je n’avais aucun background dans ce domaine ; alors j’ai fait comme je pouvais, et comme je pensais. Du coup, je n’ai pas eu le sentiment de casser les codes. Disons qu’on fait ce qu’on peut, avec ce que l’on a.
F&S : Avez-vous envisagé de créer un groupe, pour vous élargir davantage ?
M.M. : Non, ce n’est pas mon truc. Tous mes restaurants sont indépendants, c’est ce qui me convient. Je ne suis pas un businessman. Ni un entrepreneur, d’ailleurs. Je suis un « risk-taker« , quelqu’un qui prend des risques pour avancer. Avec le Diner par exemple, je me lance. Je n’ai aucune idée de si ça va marcher ou pas ; on verra bien ! Ce projet, ça fait plus de six ans que je l’ai en tête. Mes premiers croquis de l’aménagement intérieur datent d’octobre 2015. J’ai même commencé à chiner des objets pour la déco il y a des années ! Donc, cette fois encore je me jette dans l’inconnu. Comme à l’époque de Sketch.
F&S : Puisqu’on parle de Sketch ; racontez-nous l’histoire de ce lieu fascinant.
M.M. : Au départ, cet endroit n’était même pas pour moi ; c’est mon ami Claude Challe qui cherchait quelque chose à Londres (à l’époque des Bains Douches), et qui m’avait demandé de lui trouver un lieu adapté. Trois mois plus tard, il a changé d’avis. Quant à moi, quand j’ai vu à quel point tout le monde était intéressé par cet hôtel particulier en plein Londres, je me suis dit allez, je signe. Et j’ai signé. Je ne savais même pas ce que j’allais faire avec, ni même si j’allais pouvoir obtenir ma licence de restaurateur ; toujours est-il que je me suis lancé. J’ai mis 4 ans pour ouvrir, le temps de faire tous les travaux nécessaires, de mettre en place le concept, etc ; ensuite, j’ai perdu de l’argent pendant deux ans ; et il a fallu 10 ans encore pour que ça devienne rentable. Depuis, Sketch est une affaire qui roule. Et le restaurant gastronomique signé par Pierre Gagnaire a deux étoiles.
F&S : Parlez-nous de Pierre Gagnaire, avec qui vous avez ouvert Sketch.
M.M. : Pierre et moi, on s’entend à merveille. En 17 ans de collaboration, on n’a jamais eu un mot au-dessus de l’autre. À chaque fois qu’on se voit, on est ravis. On ne se voit pas assez d’ailleurs, car on travaille tous les deux énormément. En tout cas, je n’ai que des belles choses à dire sur lui. J’ai tellement appris à ses côtés, et toujours dans la légèreté. C’est un homme humain, juste, travailleur ; dès qu’il arrive à Sketch, il se change aussitôt et met son habit de chef ; il va en cuisine, il est simple, il parle à tout le monde. Rien ne l’embête, ni ne le déstabilise ; il est toujours là, toujours solide. Franchement, c’est très difficile de ne pas s’entendre avec Pierre. Il comprend les choses, il a toujours un mot pour faire plaisir aux gens, et en plus, quel artiste ! En deux heures de temps, il est capable de créer tout un menu, de tête. Et quand je dis « menu », j’entends par là TOUT le menu ; le menu lui-même, mais aussi le menu dégustation, le menu végétarien, le petit-déjeuner, le tea time, etc. Tout d’un seul coup. Voilà, c’est un génie. Pour moi, Pierre Gagnaire, c’est le Picasso de la cuisine. Et qu’est-ce qu’il a vécu ! Sketch, c’est sa revanche sur Saint-Étienne… Bref, avec Pierre, c’est une histoire de rencontre.
F&S : Quels sont vos points communs, Pierre Gagnaire et vous ?
M.M. : Prendre des risques ; passer son temps à créer ; respecter l’autre, et ceux avec qui on travaille. Nous avons aussi un même amour du travail bien fait.
F&S : Comment s’est lancée cette collaboration entre vous ?
M.M. : Il avait déjà fait un endroit un peu fou, et je m’étais dit que j’aimerais avoir quelqu’un de son équipe pour travailler au Sketch. Au bout du 3e rendez-vous, il m’a proposé de faire ça lui-même. J’ai pris peur ; comment moi, simple bistrotier, allais-je réussir à faire quelque chose avec un tel chef ?, me suis-je alors dit. Mais ça s’est fait tout seul…
F&S : On note qu’un certain sens de la fidélité irrigue vos affaires. Entre votre collaboration avec Pierre Gagnaire qui dure depuis des années, et le restaurant 404 que vous tenez depuis 30 ans, vous restez attaché aux gens et aux lieux, semble-t-il.
M.M. : La fidélité, oui. Comme je l’ai dit, je ne suis pas un businessman ; je suis quelqu’un qui aime ses affaires. Je ne les ouvre pas pour m’en séparer à la fin ; l’objectif, c’est de ne pas perdre d’argent avec elles. Quant aux personne qui travaillent avec moi, certaines sont là depuis des décennies. Mon but, c’est de m’occuper des gens autour de moi de mon vivant. Si je pouvais garder les mêmes gens toujours, je le ferai. Malheureusement, parfois au bout de dix ans, certains ont besoin de partir, car ils se sont encroûtés à la longue. Il m’arrive de faire travailler mes employés dans un autre de mes restaurants, par exemple, pour les remettre dans le mouvement.
F&S : Pas mal de stars ont dîné dans vos restaurants ; Naomi Campbell, Sting, Madonna, pour ne citer qu’eux… À votre avis, qu’est-ce qui fait que les célébrités se sentent bien chez vous ?
M.M. : C’est simple : un client, c’est un client. Connu ou pas. Je traite tout le monde pareil, avec simplicité. Evidemment, quand quelqu’un est connu, on va faire un peu plus attention ; et encore… En tout cas, je n’ai jamais parlé à la presse des gens qui sont venus chez moi. Le name-dropping, ça ne m’intéresse pas.
F&S : Vous évoquez aisément les difficultés de votre métier ; si tout était à refaire, referiez-vous ce métier ?
M.M. : Le métier de restaurateur, c’est beaucoup de souffrance ; mais c’est mon métier. Je le respecte énormément ; il m’a fait manger, et il a fait manger mes enfants. Ce n’était pas une vocation ; mon but initial avec mon premier restaurant, c’était de le revendre rapidement pour faire une plus-value. Mais je me suis pris au jeu. Au fond, ce métier n’a rien à voir avec de la passion ; on peut, par exemple, ne pas être passionné de plomberie, et très bien faire son travail de plombier. À mon sens, c’est surtout une question d’amour du travail bien fait ; j’ai l’amour du travail bien fait, donc je me donne à fond dans mon métier, même s’il engendre beaucoup de souffrance.
F&S : Qu’entendez-vous par « beaucoup de souffrance » ?
M.M. : En tant que restaurateur, on n’arrête jamais ; on passe 50% de notre temps à faire psychologue d’entreprise (je connais tous les problèmes de tous mes employés), et à réparer ceci, cela, et à changer la carte, et à refaire le décor, et à faire la comptabilité, et à recruter du personnel, etc. Ça n’arrête pas. Mais bon ; en dépit des difficultés, l’important reste de bien faire ce que l’on fait. Car c’est un vrai plaisir d’être fier de soi, fier du travail accompli. En même temps, en tant que grand perfectionniste, je ne suis jamais satisfait ; et les critiques me font toujours souffrir… Mais mon métier m’a fait voyager, rencontrer, partager, vivre. Il m’a tant apporté… Et si un jour, je venais à tout perdre, et bien je recommencerais. Je n’ai pas peur du lendemain ; s’il le fallait, je partirais vendre des brochettes sur la plage, et j’aurais de la file d’attente devant mes brochettes, car je ferais les meilleures brochettes de la plage. On pourrait tout me voler, mais on ne me volera pas ce que j’ai dans le cœur et dans la tête. Et ça, c’est une chance. D’ailleurs, je crois beaucoup à la chance.
Propos recueillis par Anastasia Chelini