F&S a interviewé Régis Marcon – la Jeunesse, la Vocation, la Formation, la Transmission, l’Institut Robuchon, le guide Michelin 2019, le Management… un chef en toute liberté
F&S a interviewé le chef Régis Marcon : « Allons de l’avant. Sans chercher systématiquement la performance, mais en tentant d’être soi-même, tout simplement »
Depuis des années, le chef Régis Marcon n’en finit pas de mener projets, formation, restaurant, hôtel et spa, ainsi que l’Institut Robuchon ; le tout avec une passion intacte. Un mois après la cérémonie du Michelin 2019, Food&Sens a interviewé le chef triplement étoilé, pour faire le point avec lui sur les sujets qui l’animent ; de la course aux étoiles, en passant par le devoir de transmission, on a passé en revue les grandes thématiques irriguant sa carrière. À découvrir ci-dessous.
F&S : Vous êtes engagé dans la formation des jeunes et dans la transmission du savoir depuis longtemps. En quoi la transmission est-elle capitale ?
Régis Marcon : La transmission, cela fait partie des techniques et des savoir-être qu’on acquiert dès nos débuts dans ce métier. À un moment du parcours, le devoir de transmettre s’impose ; transmettre les gestes appris, l’expérience acquise, afin que les jeunes puissent en bénéficier. La transmission a aussi un autre objectif : elle permet de pérenniser nos maisons. C’est grâce à elle que des jeunes reprennent notre métier ; ils y apportent leur propre savoir-faire, d’ailleurs, et leur vision des choses. Ce qui est d’autant mieux que le secteur de l’hôtellerie-restauration est appelé à évoluer.
F&S : Vous qui êtes installé en moyenne-montagne, comment parvenez-vous à trouver des collaborateurs, et à les convaincre de venir vivre en Haute-Loire ?
R.M. : Il est vrai que notre situation géographique rend les choses plus complexes. Il faut arriver à donner aux jeunes l’envie de venir travailler chez nous. Pour ce faire, on leur propose des facilités de logement, de transports, etc. C’est que, dans nos régions, ce n’est pas juste un métier qu’on embauche ; il faut aussi donner tout un package à l’employé, afin qu’il soit dans les meilleures conditions possibles. Ce n’est pas comme dans les grandes villes, où les jeunes ont tendance à se débrouiller seuls. Donc oui, trouver de nouveaux collaborateurs n’est pas évident ; d’autant que nous n’avons pas les mêmes moyens financiers que les grands groupes ; entre un grand hôtel, qui fait du profit non pas sur le restaurant mais sur les chambres, et nous, qui sommes tenus d’être pérennes du point de vue économique, la situation n’est pas la même. Ceci dit, nous avons davantage de liberté que nos amis chefs dans les grands hôtels ; c’est moi qui prévois les investissements, qui choisis les produits que j’achète, qui décide de la carte, de qui j’embauche, etc. On récolte les fruits de nos efforts directement. Cette liberté, c’est déjà beaucoup. Et puis, les chefs des grands hôtels ont certes de gros moyens, mais ils peuvent quelquefois se retrouver licenciés du jour au lendemain…
F&S : Votre fils Jacques a pris le relais en cuisine. Le métier de chef s’est-il imposé à lui ? Ou l’avez-vous aiguillé dans cette voie ?
R.M. : En fait, il n’y a pas que Jacques qui est dans l’affaire ; mes trois fils y sont impliqués. Jacques chapeaute le gastronomique ; mon autre fils s’occupe de la partie spa et du centre de remise en forme ; et mon troisième fils est chef aussi, mais actuellement parti dans un tour du monde. Pour autant, je précise que ça a toujours été leur souhait à eux. Je m’en serais toujours voulu si j’avais poussé mes enfants à ce métier, puisque j’en connais les difficultés (même si ça reste un métier passionnant). Mais l’engagement qu’il requiert empiète sur la vie privée, c’est certain. Donc je ne voulais pas pousser mes enfants dans cette voie. Ils ont fait leur propre choix. Notre travail désormais, c’est de cohabiter en tant que famille pour le bien commun de tous et de l’affaire. Quant à moi, je me réjouis de la présence de cette jeunesse, qui apporte un regard plus ouvert à la nature et au développement durable ; sur ces points, les jeunes ne transigent pas. Ils ont une vision complète de l’assiette, y compris du caractère écoresponsable des ingrédients qui la composent.
F&S : Les maisons de chefs implantées en campagne (comme la vôtre, celle de Sébastien Bras, de Serge Vieira, de Michel Guérard, et tant d’autres) sont de véritables vecteurs de tourisme, et permettent également de donner du travail aux producteurs locaux. Dans la mesure où ces maisons participent à faire vivre des territoires, des aides étatiques sont-elles toutes indiquées ?
R.M. : Les aides existent, oui ; les régions identifiées comme devant être aidées niveau tourisme, le sont dans les secteurs de la restauration et de l’hôtellerie. (Aide Europe, aide départementale et régionale, etc.) Je dirais que ces aides sont nécessaires pour les jeunes qui s’installent. Car s’installer dans nos régions, c’est un pari ; la rentabilité n’arrive pas du jour au lendemain. Outre les aides, il est aussi très important de se tourner vers les banques. Hélas, celles-ci sont un peu frileuses. C’est que, selon les banques, nos métiers font partie des métiers à risque. J’ai subi moi-même cet état de fait. Même après 40 ans à la tête d’une maison qui fonctionne bien, les banques se posent encore des questions avant de vous dire oui pour un prêt. Elles aident plutôt les gros projets, les grands groupes. C’est dommage. Il y a tout un nombre de chefs, de couples, qui s’installent avec leur savoir-faire, et pour qui les débuts sont difficiles. Dans notre cas, notre commune (Saint-Bonnet-le-Froid) fait des efforts ; la municipalité rénove des bâtiments municipaux, et les cèdent aux jeunes désireux d’ouvrir un commerce, moyennant un bail facilité. Ça participe à faire vivre le coin.
F&S : Parlons du Michelin ; comment vivez-vous la quête des étoiles ?
R.M. : Les étoiles restent une pression ; ça l’a toujours été, ça fait partie du système. Ceci dit, et comme pour beaucoup de chefs, notre principale force réside dans le fait que nous sommes constamment dans une volonté d’innovation et d’investissement ; c’est grâce à cela que la pression retombe. Dès qu’on s’immerge dans la recherche, dans le rêve, dans la volonté de faire plaisir aux clients, dans le plaisir qu’on tire à y parvenir, on oublie la pression. Et puis, les étoiles, on en a besoin ; c’est notre carte de visite.
F&S : L’édition 2019 du Michelin a été marquée par le retrait de la troisième étoile de plusieurs grands chefs ; pensez-vous que ce faisant, le guide indique une volonté de remise en cause plus prégnante qu’auparavant ?
R.M. : Vous savez, le Michelin l’a toujours dit : les étoiles ne sont remises que pour une année. Ce n’est pas nouveau de cette année. Pour autant, il est vrai que cette année a été plus brutale et plus difficile dans l’annonce des résultats ; mais ça va rebooster tout le monde. Disons que j’ose voir le côté positif. Il faut que ce retrait engendre une énergie nouvelle, et non de la crainte. Je me mets à la place de mes amis Marc Veyrat, Pascal Barbot et Marc Haeberlin ; on essaie de les réconforter en les boostant. Quant à moi, je me dis que parfois, malgré la régularité et la qualité du travail, il y a toujours le risque de tomber dans le confort des clients, de se reposer sur leur contentement et sur leurs compliments. Pourtant le challenge est présent toute l’année, tous les jours, midis et soirs. Pour transformer cet état de fait en élément positif, je me raccroche à mon histoire ; je me rappelle que les gens viennent exprès chez nous, dans ce petit village, pour vivre une expérience. Je me dis que nous sommes des marchands de bonheur, et que l’on fait un métier assez incroyable. Alors allons de l’avant. Sans chercher systématiquement la performance, mais en tentant d’être soi-même, tout simplement.
F&S : Un nouveau classement voit le jour cette année ; il s’agit du World Restaurant Awards, dont la première édition aura lieu ce lundi à Paris. Que pensez-vous de l’émergence actuelle de ces différents classements ?
R.M. : Je trouve que c’est très bien. Certes, je ne fais pas partie de ces classements (je ne suis pas dans le 50 Best, par exemple) ; mais je suis le premier à féliciter mes amis qui y sont. La seule frustration éventuelle que je pourrais avoir vis-à-vis de ces classements, c’est que les restaurants qui en font partie sont surtout situés sur les grands axes routiers, ou dans les grandes villes. Mais bon, ce n’est vraiment pas grave. Mon restaurant est complet midi et soir, et rempli six mois à l’avance. C’est l’essentiel. Quant à ces classements, j’apprécie le fait qu’ils fassent figurer toutes sortes de destinations ; moi-même, en tant que responsable du Bocuse d’Or, je ne veux pas que ce concours mondial soit franco-européen. On essaie au contraire de faire en sorte que tous les pays figurent sur le podium, et puissent s’épanouir. J’aime ce côté ouvert, humaniste du Bocuse d’Or ; toutes les cuisines sont bonnes, et pas que la française. Il faut arrêter de croire que la cuisine française est la meilleure. Moi quand je vais en Asie, je reçois de belles leçons ; je mange parfois dans des endroits qui ne paient pas de mine, et qui pourtant servent une cuisine incroyable, insoupçonnée. Il y a beaucoup à apprendre des autres cuisines ; Oslo, par exemple, est devenue une véritable destination gastronomique, au même titre que Copenhague –le Bocuse d’Or y est pour quelque chose. D’ailleurs, les pays scandinaves ont beaucoup apporté au concours ; de la légèreté, du végétal, le côté nature dont nous sommes encore éloignés dans la cuisine française. (À noter, le Bocuse d’Or s’est terminé par le succès de quatre pays scandinaves, NDLR).
F&S : Souhaitez-vous ajouter quelque chose ?
R.M. : Oui : j’aimerais dire qu’il y a un réel travail à faire pour donner envie à nos jeunes de faire notre métier. Nous devons faire en sorte que les métiers de service soient mieux connus. Pour ce faire, il faut mettre en place un effort commun entre les écoles hôtelières et les employeurs, afin d’amener plus de jeunes vers nos métiers – qui souffrent actuellement d’une crise des vocations. Et puis, la cuisine semi-préparée prend de plus en plus de place, et certaines traditions culinaires se perdent. A l’Institut Robuchon, nous travaillerons justement à mettre nos métiers en avant.