La Voûte Chez Léa (Lyon) : la pureté
En cuisine, il y en a qui aiment la pyrotechnie, le cirque, les pieds au mur, les farces et attrapes, la poudre de Perlimpinpin. D’autres qui sont capables de discutailler ad infinitum sur l’orientation de la tranche de foie gras par rapport à la lamelle de truffe dans un feuilleté : cette année il était légèrement sud-sud-ouest, ah oui mais à mon dernier passage ça virait vers l’ouest, etc. D’autres, s’extasiant sur de gentilles dînettes scandinaves où l’on dessine des étoiles de mer avec des œufs de poisson, confondent gros marketing qui tache et créativité, alors qu’il y a longtemps que l’inspiration a fait place à la mièvrerie et à l’opportunisme. Il arrive, en gastronomie comme en sommellerie, que la neige qui poudroie sur certain hit-parade nordique ne provienne pas du ciel mais de végétaux sud-américains, et ce n’est pas fait pour arranger les choses. Enfin bref, en cuisine, il y en a pas mal qui compliquent tout. Qui détournent du crucial, du fondamental, de l’important. Il y en a à qui l’on a envie d’indiquer une bonne fois pour toutes la direction de restaurants comme La Voûte Chez Léa et de dire : « En réalité, c’est là que ça se passe. »
C’était le 12 février. Quatre jours auparavant, mon appartement avait brûlé. Personne n’avait été blessé, aucun dégât à part chez moi. Mais chez moi, c’est inhabitable pour plusieurs mois. J’étais passée au stade errant. La poussée d’adrénaline continuait encore : on ne peut pas dire que je débordais de joie de vivre, mais je tenais le coup. Le grand craquage serait pour un peu plus tard (j’en sors à présent). J’éprouvais le sentiment bizarre d’être passée dans une autre dimension, de subir la cassure brutale de plusieurs racines qui me rattachaient à la terre. Il ne faisait pas encore très froid, mais j’avais froid. J’avais pour le moment un toit, un lit, car je séjournais à Lyon. À Bellecour, je levais le nez vers la tour de fer et la basilique de Fourvière : un petit vent me parvenait. « Au-delà de cette colline, me disais-je, il y a d’autres collines, et encore d’autres collines, et plus loin il y a Thiers et Clermont-Ferrand. Il y a le puy de Dôme et, derrière lui, la région où je passais mes vacances autrefois, avec mes grands-parents. Nous allions cueillir des champignons, des framboises dans les forêts. Je donnerais tant, tant de choses que je n’ai pas, tant de choses que je n’ai plus, pour me retrouver là, en ce temps-là, avec eux. Ou dans une petite maison de lave en Auvergne, à écouter le feu crépiter, tandis qu’au-dehors la nuit est bleu profond et les étoiles sont comme des diamants, et l’air a une odeur un peu acide. Ce soir, à travers Lyon, je sens l’Auvergne, qui n’est pas très loin. Cela me rassure de penser à l’Auvergne. C’est est une de mes racines, une de celles dont je souffre. » Et à force de marcher vers Fourvière en ressassant ces pensées étranges, j’arrivai presque au bord de la Saône. J’étais devant La Voûte Chez Léa.
La voûte, parce qu’il y a une voûte, une mini-traboule qui permet de passer d’une place à une autre. Chez Léa, parce que Léa a cuisiné ici, longtemps. Son histoire accompagne le menu : Léa Bidaut naît au Creusot en 1927. Ancienne cuisinière de maison, elle ouvre ce restaurant en 1943. En 1944, quand les Allemands font sauter le pont Bonaparte, le plafond s’écroule et la vaisselle est en miettes. Léa marque la cuisine lyonnaise par sa touche culinaire unique : tablier de sapeur, gratin de macaronis, canard au sang, gigot d’agneau frotté d’un mélange de moutarde forte, de filets d’anchois écrasés, de basilic, de romarin et d’ail pilé, mariné vingt-quatre heures puis rôti au four et arrosé au champagne.
Je ne suis pas là par hasard : j’ai réservé. Plus par curiosité que par fringale, car depuis l’incendie, j’ai perdu l’appétit. La simplicité de l’enseigne m’a mise en confiance. Je découvre une petite salle rose pâle, nette et accueillante. On prend mon manteau. On m’installe. Je me retrouve seule avec le précouvert.
Une nappe de la couleur des murs, trois tranches de rosette, une pincée de grattons. On ne prête jamais assez attention aux précouverts : ils ont un sens. Ils vous renseignent sur la façon dont on prend soin de vous. Ils font comme un clin d’œil.
Atmosphère très calme, recueillie, modeste : on est là pour l’assiette, pas pour cocher une case ou admirer un numéro de trapézistes. En fait, on est là pour recueillir un secret, mais la première fois, on ne le sait pas.
Il y a ici trois vins au pot (46 cl) : mâcon-fuissé, brouilly, côtes-du-rhône. Pour moi, ce sera une fillette (25 cl) de mâcon-fuissé, frais, limpide et doté du petit coup de miel sur le palais des chardonnays qui se respectent.
Vous pouvez déguster ici des choses que vous ne trouverez pas ailleurs : que dites-vous d’une fressure de chevreau aux épinards ? D’un poulet poêlé aux gousses d’ail en chemise ? Les titres des recettes méritent qu’on médite un instant sur eux : ils expriment délibérément et avec une grande tendresse le soin que l’on apporte aux préparations, une sorte de caresse culinaire. S’il y a un langage de la cuisine, ici, on sait le parler. Le saucisson chaud est « poché au mâcon-fuissé et monté au beurre frais ». L’andouillette est « pure fraise de veau, sauce velours ». Le poulet est « au vieux vinaigre de vin ». Le tournedos est poêlé « au beurre du moment » (il y a des beurres du moment !). Les macaronis au gratin sont précédés du substantif « délice ». Ce choix de termes produit le son d’un chat qui ronronne. Et le maquereau au vin blanc n’est pas « mariné » mais « glacé ».
Plutôt que de demander bêtement ce que ce « glacé » veut dire, je décide de faire l’expérience. Avertissement : je n’aime pas les maquereaux au vin blanc. Invariablement, c’est trop acide, et le maquereau est racorni par l’acidité. En conserve ou au resto, c’est pareil. Alors qu’est-ce qui m’incite à commander cette entrée ? D’abord, je viens de subir un incendie chez moi et donc je suis un peu folle. Ensuite, et désolée si ça vous paraît un cours magistral, mais je suis d’avis que pour exercer correctement le métier de chroniqueur ou de critique gastronomique, il faut savoir commander ce qu’on n’aime pas, uniquement pour savoir si c’est bien fait. Nos papilles sont notre outil de travail : elles sont à notre service et non l’inverse.
Alors, tu voulais savoir ce que c’était, « glacé » ? Prends-toi ça dans la figure. Ce maquereau est incroyable. Ça se voit sur la photo : c’est de la soie, du satin, de la mousseline. Peau comme laquée par une fine gélatine, chair fondante, beurrée, glissante. Aucun excès d’acidité, sans doute a-t-on utilisé ce mâcon-fuissé maison. Un équilibre de saveurs qui me laisse rêveuse, oubliant un instant mon appartement plein de suie et mes déboires pour ne plus penser qu’à cette entrée splendide. Le meilleur maquereau au vin blanc du monde.
Le manque d’imagination me menace quand je suis à Lyon, car, comme il y a de la tête de veau partout, je commande partout de la tête de veau. C’est bête, hein. Mais je peux trouver un alibi en déclarant que c’est un exercice. Oui, je teste les têtes de veau. Et j’ai raison : elles sont toutes différentes. Celle-ci, c’est la pureté. Elle arrive nue dans l’assiette : la tête roulée, la langue, et une portion de ris de veau qui ressemble à un petit nuage. Une sauce gribiche est servie à part (elle est ici sur l’assiette), et les légumes ne font pas de la figuration, surtout pas les épinards au beurre, qui sont aux épinards au beurre ce que le maquereau au vin blanc que je viens de terminer est à tous les maquereaux au vin blanc : le chef-d’œuvre, la recette étalon.
J’ai superbement mangé, et pour pas cher, des choses simples et bonnes, d’excellents produits préparées avec humilité. Il n’est pas tard, mais j’ai vite sommeil ces temps-ci. Je prendrai un dessert une autre fois. L’essentiel est, d’une part, que j’aie rencontré le maquereau au vin blanc de ma vie et, d’autre part, que je vous aie fait part de cette adresse.
La Voûte – Chez Léa. 11, place Antonin-Gourju, 69002 Lyon. Tél. 04 78 42 01 33. Ouvert du lundi au samedi de midi à 13 h 45 et de 19 heures à 21 heures. Menu déjeuner du lundi au vendredi : 21 € entrée, plat, dessert. Menu (midi et soir) à 29,50 €.
À la petite cuillère
Textes et photos : Sophie Brissaud