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Chine : en Chaoshan, le banquet des douze plats

19 avril 2019  0  À la petite cuillère
 

signature-food-and-sensParfois, il faut parcourir un long chemin avant de pouvoir raconter une histoire : celle-ci a pris plus de deux ans. En 2016, Stéphane Méjanès, alors rédacteur en chef de la revue Bruit de table, me demande un article sur un sujet chinois de mon choix. Je lui en propose plusieurs : il opte pour le thème « Chaoshan, la cuisine secrète ». Le reportage fut fait, mais — pour des raisons indépendantes de la volonté de Stéphane et de la mienne —, il n’y eut pas d’article : c’est cela, le long chemin.

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En octobre de la même année, je me retrouve donc à bord du train rapide qui connecte la région du fleuve des Perles (Canton, Hong Kong, Macao) à la partie nord-est du Guangdong, la région appelée Chaoshan, qui touche la frontière du Fujian. Nous traversons des régions de lacs, de bassins d’aquaculture, de rizières, de vertes collines. Parfois, le train ralentit, glisse doucement et s’arrête à de vastes quais de gare. Le voyage en soi est magique.

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Cette région s’appelle Chaoshan parce qu’elle s’organise autour de trois villes situées dans le delta de trois grands fleuves, constellé d’îlots fertiles : Chaozhou, Shantou et Jieyang. Chaoshan est la réunion des premières syllabes de Chaozhou et de Shantou. Chaozhou est une jolie ville chargée d’histoire, origine de la fondue de bœuf et de la soupe phó. Shantou est la métropole maritime qui domine la région. C’est de son port que sont partis, au fil des siècles, émigrants et commerçants qui ont formé une des principales communautés de la diaspora chinoise, celle des Teochew (version dialectale du nom de la ville, tour à tour appelée Shantou, Swatow, Teochew, Chiu Chow, etc.). Présents en Amérique du Nord, en Europe, en Asie du Sud-Est, particulièrement au Viêt-nam, en Thaïlande et à Singapour, les Teochew ont porté partout leur cuisine particulière, nourrie de produits marins frais et séchés, de bouillons fortement réduits, de pâtisseries croustillantes et de thés légendaires.

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Thé Feng Huang dan cong servi à l’Institut de recherche sur la cuisine du Chaoshan (Shantou).

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Pots à thé en grès de Jieyang.

Mais pourquoi « cuisine secrète » ? La gastronomie du Chaoshan est paradoxale : diffusée par la diaspora, comptant à son répertoire certains des plats les plus célèbres de la cuisine chinoise et du Sud-Est asiatique, elle demeure discrète et n’est jamais citée au nombre des huit grandes traditions culinaires provinciales. Mon hypothèse, qui n’engage que moi, est que les gens du coin préfèrent la garder pour eux-mêmes.

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Jing, des semaines à l’avance, s’est chargée du repérage. Elle a pris contact avec M. Zhang Xinmin, fameux auteur culinaire local et véritable puits de science sur la cuisine du Chaoshan. Celui-ci n’a pas refusé de nous recevoir. C’est un grand honneur.

M. Zhang est le fondateur et le directeur, à Shantou, l’Institut de recherche sur la cuisine du Chaoshan (Shantou Shi Chao Cai Yan Jiu Hui). Il s’agit d’une cuisine de test assortie d’un restaurant. L’établissement, depuis, a déménagé dans un hôtel et s’appelle désormais Shantou Zhu Hai Shi Yan Shi (« Laboratoire de cuisine marine », littéralement « cuisiner la mer »).

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Nous sommes conviées par M. Zhang au Bouquet des douze plats, forme traditionnelle de banquet du Chaoshan.

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Dans le salon, nous découvrons des symboles régionaux : panneau de bois ciselé et doré (spécialité de Chaozhou), gigantesque rouleau d’écorce de cannelle cassia

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La limule pourrait être à elle seule l’emblème de la cuisine teochew. Elle était autrefois consommée en abondance, en soupe et pour ses œufs. « Honnête comme la limule », dit-on en Chaoshan. De nos jours, son habitat naturel a presque disparu et le mets est devenu d’autant plus rare que sa capture est désormais interdite.

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Autres symboles : les fruits de mer séchés, base de la palette aromatique chaoshan et notamment des fonds de cuisson. Ces créatures marines peuvent atteindre des prix exorbitants. Pourtant tout à fait secs, ces ormeaux sont gros comme le poing. On rêve à la taille qu’ils pouvaient avoir à l’état frais.

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Et cette vessie natatoire de poisson, fièrement brandie par M. Zhang, a été prélevée sur une bête de 250 kilos.

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La visite de la cuisine est passionnante. On y découvre que, comme l’art culinaire français, celui du Chaoshan repose sur la réduction. Celle-ci est portée à une dimension alchimique. Réhydratée, découpée, revoici la vessie natatoire de poisson, élément essentiel de nombreux bouillons.

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Si l’on ajoute le fond de volaille (que nous montre ici M. Zhang) et le fond de jambon sec à ces fruits de mer séchés, on tient les bases de ces fonds chaoshan qui réduisent pendant des heures, des journées entières et parfois éternellement, divers ingrédients étant rajoutés au fur et à mesure.

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Ce fond d’ormeau est déjà descendu à mi-hauteur de la cocotte qu’il remplissait. Il n’a pas fini de descendre.

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Le même fond d’ormeau, beaucoup plus tard, épais, sirupeux, presque caramélisé. Impossible de décrire les parfums qui emplissent la cuisine, ni la saveur extraordinaire de ces réductions, assemblées en fonction des saveurs que l’on veut obtenir. Soit dit en passant, j’ai parfois débattu avec des collègues sur le monoglutamate de sodium, exhausteur de goût qui a fait croire à certains qu’on pouvait se passer de ces réductions. Certains, pourtant éclairés et spécialistes, affirment que ce n’est pas un bien grand mal. Je ne serai jamais d’accord avec eux, surtout à propos de cuisine chinoise, parce que je sais trop bien ce qu’il remplace.)

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Vous avez entendu parler du fugu japonais, le poisson tueur ? C’est lui : le diodon séché. Comme au Japon, son nettoyage nécessite un savoir-faire particulier. Mais quelle saveur il donne à la soupe !

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Le diodon doit brûler un peu sur le gril avant cuisson, en compagnie d’étranges coquillages. Des buccins géants dont il faut chauffer la coquille à petit feu pendant une bonne heure.

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Ces buccins sécrètent une substance fétide qu’on élimine plusieurs fois au cours de la cuisson.

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Ce liquide gris-bleu n’est pas engageant. On prend le temps nécessaire pour en extraire jusqu’à la dernière goutte.

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La substance malodorante partie, l’assaisonnement la remplace. Un jus très concentré, assemblage de trois fonds (volaille, jambon et ormeau), est versé dans les coquilles pour terminer la cuisson.

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Le buccin est servi finement tranché. Le tortillon au fond de la coquille, le foie, est une friandise très appréciée.

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Les plats de ce banquet ne sont pas présentés dans leur ordre exact, car je désire décrire leur préparation. Nous passons donc ici de la cuisine à la salle à manger et inversement. Ces squilles, ou petites cigales de mer, sont servies crues et congelées. Et lorsque nous croquons cette chair tendre et ce corail onctueux, le froid procure une sensation spectaculaire : le goût pur se révèle lentement.

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Voici le pomfret, l’aileron, un poisson roi de la mer de Chine du Sud. Cette belle créature est souvent servie pour honorer les invités. À table, il associe les vertus délectables du turbot, de la sole et de la daurade. La gélatine légère d’un bouillon de volaille réduit se mêle à celle du poisson et l’enrobe d’un glaçage savoureux. La nageoire dorsale revient à l’invité d’honneur (c’est moi).

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Oui, ce sont bien des foies. Des foies d’oie. D’oie géante précisément. D’oie géante du Chaoshan pour tout vous dire. Mieux encore : ce sont des foies gras issus de gavage naturel. Dans le train Guangzhou-Chaoshan, peu avant l’arrivée, j’avais jeté un œil par la fenêtre sur les îlots du delta. J’y avais vu des champs d’ananas, des cultures potagères et de très gros oiseaux massés sur les petites îles. « Tiens, m’étais-je dit, ils ont des autruches ? Qu’est-ce qu’ils en font ? » C’étaient les oies. Une race géante (15 kilos à l’âge adulte) qui s’engraisse depuis toujours de petits vers et de coquillages sans aucune intervention humaine. En Chaoshan, cela fait des siècles que l’on fait le foie gras ainsi : en faisant autre chose.

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Vous avez donc compris que cette oie se fait son foie gras toute seule. Il est ordinairement cuit à l’étouffée avec des épices et de la sauce de soja. Cette fois, il bénéficie d’une douce cuisson à la vapeur sur de la paille de riz avec des noix de gingko. C’est suave, sucré, onctueux, gras et très long. Une sensation rare et délicate.

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Delta fluvial aidant, l’anguille est très consommée en Chaoshan. On en fait, entre autres, des congees (soupes de riz). Ici, elle a fait l’objet d’une préparation byzantine : désarêtée et cuite dans un intestin de porc. Une andouillette à l’anguille, dorée au wok au dernier moment. Plat d’une intelligence folle, d’une grande puissance gourmande.

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Ce festival de fabuleux produits marins inclut, comme il se doit, de l’holothurie. Créature qui m’a toujours un peu répugné. On m’a toujours dit : c’est la sensation élastique et gélatineuse qui en fait le prix. Mouais. Mais cette holothurie-ci, cuite dans encore un de ces fonds réduits à mort, délicieuse et croustillante, me rappelle le meilleur de la tête de veau. Il fallait ce plat pour me faire comprendre l’holothurie. Notez le petit point de moutarde forte sur la gauche : il relève finement la texture grasse et molle, accompagne le léger croquant de la croûte rissolée. Je suis frappée par les analogies avec la cuisine classique française. Après tout, toutes les grandes cuisines se ressemblent plus ou moins.

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Les soupes sont servies vers la fin du repas pour nettoyer le palais et faciliter la digestion. Notre diodon, celui qui tout à l’heure grésillait doucement sur le gril, réapparaît dans une soupe aux navets. La texture ferme du poisson, son goût fin et racé, la note douce-amère des navets… C’est une des grandes soupes de ma vie : un seul regard sur la photo me remplit de nostalgie.

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Soupe aux vertus médicinales : sorbes et poumon de porc. Ça n’a l’air de rien, écrit comme ça, mais c’est un régal.

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On sait que le feu d’artifice culinaire tire à sa fin quand apparaît le congee. Congee (zhou, juk en cantonais), c’est la soupe de riz. On s’en régale dans toute l’Asie orientale, mais c’est en Chaoshan qu’elle a obtenu ses lettres de noblesse. Le congee du Chaoshan, je vous en reparlerai plus tard, c’est un sujet en soi. Ce soir, il est servi tout simplement, avec des pickles et des œufs de cane salés. Mais le riz, ce riz cuit à l’eau… C’est le sommet de ce que peut être un riz. Goût de foin, de céréale, texture soyeuse : c’est si bon que ça redonne faim.

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Le dessert : contrairement à d’autres régions de Chine, le Chaoshan sert des plats sucrés en fin de repas. Potiron et purée de taro confits au saindoux et au sucre de canne brut. Aussi simple que cela paraisse, c’est sublime.

Merci à M. Zhang Xinmin et à Jing Lu, et à bientôt pour de nouvelles aventures.

À la petite cuillère
Textes et photos : Sophie Brissaud

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