Dai Jianjun, activiste du terroir chinois – épisode 3
(Suite de l’épisode précédent.) — Naturellement, Dai Jianjun n’aurait jamais pu accomplir cela sans son équipe d’acheteurs, qui, sous la direction de son oncle Zhou Guofu, sillonne la région à la recherche des meilleurs légumes, canards, poulets, viande de porc, pipa (nèfles), poissons d’eau douce, ainsi que de produits sauvages : pousses de bambou, champignons de bambou, kiwis sauvages, bulbes de lis…
Au début, se rappelle Zhou, cette quête se muait souvent en épreuve. Souvent, les fermiers les roulaient dans la farine, cherchant à faire passer du porc élevé en batterie pour du porc fermier ou cultivant le sol avec des additifs chimiques en dépit des consignes. Même certains acheteurs faisaient un petit tour en douce dans les marchés conventionnels, faisant fi des instructions de Dai.
Pour résoudre le problème, il n’y eut pas d’autre solution qu’intensifier la formation des équipes, payer correctement les fournisseurs et développer avec eux une relation de confiance. Il fallut des années pour y parvenir. Le résultat, à présent, est matérialisé non seulement par la fraîcheur et la pureté des saveurs de chaque plat servi au Manoir de Long Jing, mais aussi par une série de volumes reliés en cuir rassemblant les comptes rendus de chaque récolte et de chaque achat, prouvant l’authenticité de chaque produit, photos et signatures à l’appui.
Ces registres sont rangés à l’entrée du restaurant afin que chaque client puisse les consulter avant de s’attabler dans l’un des huit salons privés répartis dans un jardin classique. « Nous gardons une trace de tout », dit Dai en ouvrant l’un de ces registres. « Ici, des fermiers récoltent des mini-bok choy, des ciboules, des fèves, de la laitue, des pousses de bambou, du gingembre, du riz gluant… Sur cette photo, une paysanne vérifie l’absence de pesticides dans un champ. Voici aussi la photo d’un pêcheur du lac et sa signature pour une commande de crevettes, de silures jaunes et de carassins… Cela représente les achats d’une journée. »
Comme à l’origine, le rôle de l’acheteur reste fondamental dans le système mis au point par Dai. Il est peut-être encore plus essentiel que celui du chef. À ce propos, Dai aime à citer Yuan Mei : pour un grand repas, écrivait-il, le cuisinier doit recevoir quarante pour cent des éloges, les soixante pour cent restants revenant à celui ou celle qui a fait les courses ou sélectionné les ingrédients.
Si A Dai ne cuisine pas, il interagit en permanence avec ses chefs. On le trouve souvent en cuisine, soit à Long Jing, soit dans la montagne, en pleine dégustation-conversation : « Mes chefs, contrairement à beaucoup d’autres en Chine, cuisinent sans glutamate ni aucun autre exhausteur artificiel. La clé de notre cuisine réside dans la qualité des produits de base, dans les cuissons longues et les bouillons bien réduits. Je leur parle de recettes que j’ai trouvé dans des livres anciens. Ensemble, nous cherchons à les reconstituer et à les servir à table. »
Au bout de quelques années de cette activité fructueuse, A Dai eut envie d’aller plus loin. Il se mit à rêver d’un lieu où il serait plus facile de s’assurer de la pureté des ingrédients, où l’agriculture traditionnelle et naturelle serait non seulement préservée et sauvegardée, mais aussi enseignée et remise à l’honneur. Un lieu de beauté, enfin, pour rêver et communier avec la nature.
Alors qu’il était en quête de la meilleure huile de théier (une huile de cuisson appréciée en Chine du Sud, issue des graines d’un Camellia local), on lui indiqua le petit village de Huang Ni Ling, près de Suichang, au cœur du Zhejiang, au-dessus d’un grand lac. A Dai y trouva une abondance de théiers à huile, mais aussi beaucoup plus que cela : l’endroit idéal pour édifier son projet de rêve. Bientôt, avec l’aide du gouverneur local Ge Xuebin, la ferme-école expérimentale Gong Geng Shu Yuan (« École d’enseignement et de promotion de l’agriculture ») vit le jour, adossée au village.
C’est à cette ferme que nous étions arrivées en cette nuit de l’hiver 2010. Se retrouver au cœur d’un manoir chinois du XVIe siècle en pleine nuit sous la neige avait été une sorte d’hallucination dont je ne me suis jamais vraiment remise. C’est aussi vrai pour Jing que pour moi. Des années plus tard, le lieu exerce toujours sur moi la même fascination.
Construit sur le modèle d’un domaine agricole de montagne de la dynastie Ming, le rêve de Dai est un enchevêtrement fantastique de bâtiments blancs aux toits ciselés, de jardins en terrasse, de pièces d’eau, de rizières, d’étangs de lotus et de parcelles potagères. Le domaine s’étend sur huit mille mètres carrés et un dénivelé de mille mètres. Il inclut des chambres (magnifiques et confortables, quoique fraîches en hiver), des poulaillers, une porcherie, un atelier de fabrication (du tofu, de l’huile de thé, des gâteaux de riz…), une cuisine, trois salles à manger et un chef. Si je demande à Dai : « Mais pourquoi fais-tu tout ça ? » Il me répond : « Parce que j’aime manger. »
Aimer manger, c’est aimer la vie. A Dai aime aussi la poésie et l’art classique, la sagesse millénaire et le son de la cithare guqin. Dans la France du XVIIe siècle, on l’aurait appelé « honnête homme » : érudit, esthète, épicurien, curieux de tout, accueillant, chaleureux, ouvert à la nouveauté et respectueux de la tradition. Sa faim de plaisirs terrestres s’inscrit dans un élan plus large, humaniste et spirituel, l’ancienne culture chinoise de la vie. L’essence de la vie. « Et quand la nourriture perd son essence originelle, ajoute-t-il, elle ne mérite plus le nom de nourriture. La société moderne détruit le lien entre l’homme et la nature. Si l’on veut retrouver l’agriculture traditionnelle, il faut retourner à la terre, le plus loin possible. Et la passerelle pour y parvenir, c’est l’humain. »
(Pour l’épisode 4, c’est ici.)
À la petite cuillère
Textes et photos : Sophie Brissaud