La Condesa (Paris) : cuisine caressante
Les contreforts Sud de la butte Montmartre sont un écosystème propice aux restaurants. Ces rues longues et étroites qui montent et qui descendent savent se doter de tables qu’on aime à découvrir. Spring, en 2006, rue de la Tour-d’Auvergne. Quatorze couverts et bientôt les réservations closes six mois à l’avance. Et puis Pantruche, Caillebotte, Bouillon, Maloka, Les Arlots, Aspic, sans oublier Le Pétrelle qui les a tous précédés, etc. Vous ne mourrez pas de faim à la Nouvelle-Athènes, mais pour le froid, je ne sais pas. Ce jour-là, il pleut et on se caille. Il fait noir en plein midi. On est presque à la montagne : rue Rodier, le vent souffle un peu plus fort dirait-on ; il court du sommet de la Butte vers la rue de Maubeuge.
L’humidité ambiante est vraiment très mouillée et l’on se sent un peu abandonné à marcher dans toute cette grisaille pluvieuse, on a besoin de réconfort ; mais pour l’heure on va juste déjeuner avec un vieil ami. Au numéro 17, on traverse un épais rideau de velours, brrr, ça y est, on est sorti des cruelles mâchoires du froid. Non, merci, je garde encore un peu mon manteau. Le temps de m’habituer. De m’acclimater. Ce que je ne sais pas encore, c’est que je vais bientôt passer de ce temps de chien à un vrai climat tropical.
Mais qui est cette comtesse ? Est-ce qu’elle a un album ? Serait-ce une comtesse au pieds nus ? En réalité, l’enseigne est un hommage au quartier de La Condesa, à Mexico, ville dont Indra Carrillo, le chef, est originaire. Il voulait y ouvrir un restaurant. Ah, alors il rêvait d’être chef ? C’est plus compliqué que ça. Indra est le premier chef que je rencontre qui ait voulu avoir un restaurant avant de vouloir être cuisinier. « Avec mon père, à Cancún, quand j’étais petit, j’ai vu un bâtiment. Je lui ai dit : ça ferait un beau restaurant. J’ai toujours rêvé d’ouvrir un restaurant. Je ne savais ni où ni quand je le ferais, mais c’était mon objectif. » Indra a vingt-neuf ans et déjà un sacré parcours. Une odyssée, même. Au Mexique, à peine adolescent, il fait son apprentissage au côté du chef Eduardo Perez, qui l’initie à la cuisine mexicaine et internationale. Il passe ensuite quelque temps en Inde. « Ça a changé ma vie et ma façon d’envisager la cuisine. À dix-huit ans, j’ai découvert ces grandes tablées, ces repas généreux, et surtout cette façon de cuisiner avec amour. Ce souci de préparer une cuisine légère, facile à digérer. C’est devenu une priorité pour moi. »
Après l’Inde, les États-Unis — six mois dans les Catskills, dans l’État de New York. Puis Roìa à New Haven (Connecticut) au côté du chef Avi Szapiro. Ensuite, départ pour la France : Institut Bocuse, stages chez Michel Rostang, au Meurice du temps de Philippe Mille, et puis Yannick Alléno, Fréchon au Bristol… Indra roule sa bosse et, au cours de ce périple, devient chef. Et pas n’importe quel chef.
Il est temps de parler de sa cuisine. Je laisserai d’autres évoquer ses influences, les traces du parcours du chef à travers neuf pays. Pour moi, l’essentiel n’est pas là ; il est dans le sentiment qu’elle exprime, qu’il soit ou non le substrat des voyages. Elle contient quelque chose que j’ai d’abord du mal à définir : j’interroge la paix un peu mystérieuse où elle me plonge. Est-ce seulement le confort de n’être plus sous la pluie, dans la bise des hautes montagnes parisiennes ? Non, c’est autre chose. Il y a là un vrai style, constant et serein, qui s’impose à travers des saveurs jouées en dégradé. Aucun contraste abrupt, tout est en douceur. En douceur et en gentillesse, tiens, voilà le mot que je cherchais. Un mot dont certains s’amusent. Et un chef qui a le courage, la force de s’y rallier et d’y croire.
Œuf poché, salades italiennes (chicorées amères : trévise et castelfranco), jeu sur l’amertume et l’onctuosité, relevé par un peu de poutargue et réchauffé par un bouillon pimenté. Cette composition mûre et maîtrisée repose sur une très belle céramique que le chef a rapportée de Nouvelle-Zélande.
Superbe cabillaud, beurre blanc aux coques, spaghetti de daikon. Just what the doctor ordered.
Onglet de bœuf très mexicain par sa couleur rubis (je blague, c’est juste un onglet saignant), piment et chou de Pontoise.
Un dessert tout gentil aux perles du Japon est suivi d’un autre au chocolat et au café, puissant et doux à la fois.
La cuisine d’Indra Carrillo témoigne d’une grande maturité, d’un talent adulte : celui qu’on atteint quand on a compris ce qu’on désire profondément, après avoir envoyé balader les hésitations de jeunesse. Tout y est en glissando. Les goûts se tendent la main, s’harmonisent, la transition est toujours douce. Aucune assiette n’est construite en cacophonie. Les éléments se sourient, se comprennent. Même les températures, les textures se la jouent peace and love. Tout cela est apaisant, touchant. On est en présence d’une cuisine caressante où la compassion prend partout le pas sur l’ego. Et la légèreté, la digestibilité, l’équilibre communiqué au corps, n’est pas la moindre de ses amabilités.
« Cuisiner avec amour », a-t-il dit à propos de son séjour en Inde. Au cours de notre longue conversation, il enfonce le clou : « L’amour, c’est ma force. La passion. Rendre les gens heureux. » C’est pour cela qu’il cuisine. Un chef qui emprunte un tel chemin a déjà pris beaucoup d’avance. Merci Indra de m’avoir rappelé que la cuisine, avant tout, est le reflet du cœur.
La Condesa – 17, rue Rodier, 75009 Paris. Tél. : 01 53 20 94 90. Métro Anvers, Notre-Dame-de-Lorette. Ouvert du mardi au samedi, déjeuner et dîner. Menu déjeuner 30 €, 4 plats 48 € (avec accords vins : 73 €), menu Condesa 6 plats 68 € (avec accords vins : 103 €).
À la petite cuillère
Textes et photos : Sophie Brissaud