Retour au Jardin des Sens. L’hôtel Richer de Belleval
Retour au, retour de, retour du. Ce compte rendu de mon passage récent (mi-août) au nouveau Jardin des Sens sera publié en deux parties : d’abord le régal des yeux et du corps — le lieu et l’hôtel —, ensuite le régal gustatif : bistrot et dîner gastronomique.
Laurent, Mathilde et Jacques Pourcel pendant la fête de clôture du premier Jardin des Sens.
Ç’avait été une fête magnifique, inoubliable. On s’en souviendra encore longtemps. En avril 2016, vingt-quatre chefs venus du monde entier, tous intimement liés à la « famille » Pourcel, s’étaient déplacés pour fêter les derniers jours du Jardin des Sens à sa première adresse, avenue Saint-Lazare, à Montpellier, avant l’arrivée des bulldozers.
Eh oui, on savait déjà tout, on connaissait la suite de l’histoire, ce qui nous évitait la déprime qui n’aurait pas manqué de s’installer si nous n’avions pas eu cette perspective (comment, la grande salle de restaurant, le grand caisson vitré d’Imaad Rahmouni, réduite en miettes ? Et les chambres ?) Certes, on savait que bientôt il ne resterait plus un fragment de ce lieu qui avait présidé à une spectaculaire renaissance de l’art de vivre languedocien — gastronomie, vins, voyage, je ne vais pas y revenir, nous savons tous quelle formidable impulsion d’art, de saveurs et de rêve le « style Pourcel » a produit en France et dans le monde. Mais on savait aussi que ce n’était pas un adieu, juste un au-revoir, et que dans quelques années le Jardin des Sens renaîtrait de ses cendres. On connaissait même l’adresse : place de la Canourgue, en plein centre historique, à l’hôtel Richer de Belleval. On savait qu’on allait attendre : deux, trois ans ? On attendit cinq ans. Il n’est pas facile d’aménager un hôtel de luxe dans un bâtiment classé, à plus forte raison quand il s’y trouve des décors d’époque. Il a fallu y aller au cure-dents, à la brosse à dents, sans toucher au substrat historique. En juin 2021, la restauration qui se mange succède à la restauration archéologique. Le nouveau Jardin ouvre ses portes.
La place de la Canourgue, sans doute la plus jolie de Montpellier, est le cadre du nouveau Jardin des Sens.
La construction de l’hôtel Richer de Belleval remonte à la fin du XVIIe siècle, époque où les riches Montpelliérains installent leurs hôtels particuliers autour de la place de la Canourgue. En 1676, Charles de Boulhaco, conseiller à la Cour des comptes de Montpellier, y fait bâtir le sien avec la façade que l’on voit aujourd’hui. L’hôtel appartient ensuite à la famille de Pierre Richer de Belleval, botaniste qui fonda au XVIe siècle le jardin des Plantes de Montpellier. En 1816, la municipalité rachète l’édifice, qui sera l’hôtel de ville jusqu’en 1975, puis annexe du palais de Justice jusqu’en 2010. Entièrement inscrit à l’inventaire des Monuments historiques depuis 2015, il est racheté en totalité par la société GGL et sa filiale Helenis pour être converti en hôtel de prestige avec restaurant gastronomique sous l’égide des frères Pourcel et d’Olivier Château.
Depuis l’origine, on sait que l’art contemporain est une passion des Pourcel. Cette passion se conjugue avec celle de GGL-Helenis, qui a pris soin de disposer, dans tout l’édifice, des œuvres originales contemporaines pérennes dialoguant avec celles des siècles passés.
Au fond de la cour d’honneur, la galerie d’art gérée par la fondation d’entreprise GGL-Helenis abrite jusqu’au 4 décembre 2021 une exposition du pop-artist Jim Dine, dont l’œuvre Faire danser le plafond orne le porche d’entrée de l’hôtel. Notez bien le cœur, on va le revoir.
Cette mosaïque de plafond monumentale est constituée de carreaux de grès émaillés de 105 cœurs déployés en une infinité de couleurs. Les carreaux ont été réalisés à la Manufacture de Sèvres. Le motif du cœur est emblématique de la carrière de l’artiste, débutée dans les années 60. Le motif vivant et joyeux s’allie avec élégance à la sobre colonnade dorique. Par ce contraste et par l’effet d’ombre et de lumière, la colonnade et le plafond entament un dialogue artistique.
La lumière du jour sublime la pierre de taille de la cour d’honneur, faisant varier ses couleurs selon l’heure. Elle traverse une verrière qui repose uniquement sur des piliers métalliques : à aucun moment elle ne touche le matériau d’origine. On sert dans cette cour le menu du bistrot et les petits déjeuners.
Ce bas-relief charmant de Louis-Jacques Guigues, Sous l’invocation de Verlaine, fontaine rurale (1931), est un ancien décor de fontaine qui peut être contemplé à loisir quand on prend son petit déjeuner. Le thème fait allusion à deux vers de Verlaine : Écoutez la chanson bien douce… un frisson d’eau sur la mousse.
Et si le chef Laurent vient ajouter à mon petit dèj’ deux figues de son jardin en arrivant à l’hôtel, le charme est à son comble.
Le plafond de la réception, à l’entrée du restaurant gastronomique, est inscrit d’une composition à l’encre de Chine de l’artiste montpelliérain Abdelkader Benchamma, Prima Materia, figurant l’entremêlement des quatre éléments.
Le restaurant gastronomique se compose de plusieurs salles en enfilade où subsiste un décor de la fin du XVIIe siècle. La première, le Salon d’architecture, et la troisième salle portent des restes de peintures murales en trompe-l’œil — décors architecturaux, oculi ouverts sur le ciel. Les motifs disparus ont été reconstitués sous forme de dessin au trait faisant l’effet d’un sgraffito.
La deuxième salle, le Salon des gypseries, offre un décor exubérant de médaillons allégoriques et de bas-reliefs en stuc doré. Si les thèmes sont courants dans l’art de cette époque, les artistes ne sont pas encore identifiés.
La restauration s’est faite discrète, complétant les manques du décor, ajoutant des compositions de céramique blanche inspirés de la nature, en harmonie avec l’ornementation murale.
L’escalier monumental part de la cour d’honneur. La peintre céramiste Marlène Mocquet a recouvert le plafond d’une immense peinture dorée à la feuille de laiton sur bois de peuplier, sur un thème onirique et gourmand. Neuf sculptures animalières en céramique l’accompagnent sur la corniche.
La non-homogénéité du décor est voulue : une surprise à chaque pas. Cette variété ne compromet en rien l’unité de l’ensemble. Au détour d’un palier menant aux chambres, on reçoit en pleine figure l’explosion colorée du Chant de la Sibylle d’Olympe Racana-Weller, englobant la pièce entière. C’est ravissant et déstabilisant à la fois.
L’espace qui fut la salle des mariages et qui est désormais le bar de l’hôtel réserve une autre surprise, peut-être la plus saisissante de toutes. Attention au torticolis, il est impossible de ne pas se démancher le cou à la découverte du lanternon zénithal entièrement couvert d’élytres de scarabée d’un vert émeraude rutilant, formant en bas-relief l’image de deux phénix géants tenant un serpent dans leurs serres. Allusion à Montpellier qui a toujours su renaître de ses cendres (le Jardin des Sens aussi, du même coup), au jardin botanique, à la nature, à la résurrection et à l’éternité. Intitulée Hommage à un esprit libre (l’esprit libre étant Pierre Richer de Belleval), cette pure splendeur est signée Jan Fabre, artiste anversois qui se définit comme un « guerrier de la beauté ». Sous les phénix, le décor en étagères évoque les voyages et encadre au passage la Marianne d’origine, qui a vu s’unir bien des Montpelliérains depuis son installation en 1816. Que dire après tout ça ? Que siroter une margarita dans un tel cadre, où l’on retrouve même le scarabée émeraude sous forme de broche émaillée au revers de la veste des barmen, est un privilège d’esthète. Petit conseil pour ne pas vous dévisser les vertèbres cervicales : commandez un cocktail, asseyez-vous dans un canapé, appuyez votre nuque contre le dossier, et là, levez les yeux et contemplez.
L’hôtel comporte vingt chambres, toutes différentes, talentueusement et confortablement décorées par l’architecte d’intérieur Christian Collot, qui a déjà plusieurs fois œuvré pour la maison Pourcel. Christian a su mélanger luxe, modernité et touches anciennes. Une déco étonnamment douce, feutrée, caressante, audacieuse sans faute de goût. Le marbre blanc des salles de bain donne l’impression de marcher sur de la neige vierge ; la literie est tellement confortable qu’on hésite beaucoup à se lever. Mais il le faut, pourtant. Nous sommes loin d’avoir terminé cette exploration : il reste encore à retrouver la cuisine des chefs jumeaux.
À la petite cuillère
Textes et photos : Sophie Brissaud