Un grand cri d’amour au parmigiano reggiano
Vous ne rêvez jamais de parmesan ? Moi, si, et je ne suis pas la seule : Boccace, dans son Décaméron (1348), imaginait un pays de rêve où s’élevait une montagne de parmesan. Molière, à l’article de la mort, demandait « un petit peu de parmesan ». Au XIXe siècle, la grande cuisine française ne pouvait pas se passer de lui. Et moi, je vénère ce fromage qui est tellement plus qu’un fromage : un seigneur, un monument, la quintessence d’une culture, l’umami transalpin, la lumière qui tombe en copeaux sur l’assiette et fait sourire tous les plats. C’est pourquoi, la semaine dernière, malgré les bulletins météo qui annonçaient une vague de chaleur maousse en Émilie-Romagne, j’ai sauté sur l’occasion qui m’était offerte de faire un petit voyage à Parme à la découverte du parmesan et du prosciutto. Chacun de ces deux produits méritant un article à lui tout seul, j’adresserai d’abord mon élégie au parmesan.
Oh, la belle chose. Floconneuse, granuleuse, satinée, parfumée. Rochers de velours savoureux, finement gras, jaune pâle nacré. Petites montagnes de neige odorante. Les seuls vrais bonbons qui vaillent le coup. Astéroïdes de sapidité. Substance animale presque minérale qui donne un exquis goût à tout. Signature insolente de l’art italien des saveurs. On ne fera jamais assez le panégyrique du parmesan, un des plus grands miracles de la cuisine européenne (et mondiale).
Dans un océan de petit-lait, la grosse boule de caillé de parmesan émerge. C’est Aphrodite anadyomène — la déesse sortant de la mer. Je ne vois pas d’autre comparaison.
Quelques faits : la dénomination « parmesan » est réservée au Parmigiano Reggiano, détenteur d’une AOP (AOC) européenne depuis 1996. Les premières traces écrites de son existence remontent au XIIIe siècle, mais il est vraisemblablement beaucoup plus ancien. Son essor est dû aux monastères bénédictins, où furent codifiées les modalités de sa fabrication. Le lait utilisé pour sa production provient d’une aire allant de l’Apennin au Pô, autour de l’axe Parme-Reggio Emilia-Modène-Bologne, incluant une partie de la province de Mantoue. Les vaches sont traites matin et soir, et leur lait est moins de deux heures plus tard à la fromagerie. Les vaches sont indigènes ; leur cheptel est composé des races blanche de Modène, brune des Alpes, reggiana ou frisonne. Toute vache « importée » doit subir une quarantaine de quatre mois avant de fournir du lait. Leur fourrage aussi est indigène, qu’il soit frais ou séché. L’ensilage et les fourrages fermentés sont strictement interdits. On ne rigole pas avec l’AOP, et c’est tant mieux. Toutes ces directives sont régies par un Consortium du Parmigiano Reggiano qui garde un œil attentif sur le cahier des charges de l’AOP. Pour faire une meule de parmesan reggiano, soit quarante kilos, il faut 550 litres de lait.
Nous nous sommes levés aux aurores (bientôt, le thermomètre affichera 35 °C) pour nous rendre dans une petite exploitation familiale de la région de Parme. Igino Morini, directeur des relations presse du Consorzio, mène la visite.
Nous retrouvons nos 550 litres de lait, partiellement écrémé, dans de grands chaudrons tronconiques en cuivre où il est brassé à environ 35 °C.
La veille, pendant la fabrication, on a prélevé une bonne partie du lactosérum. Celui-ci, riche en ferments lactiques et en composants aromatiques qui contribuent à la typicité du parmesan, est injecté dans le lait en chauffe. Je pense irrésistiblement au Barattage de la mer de lait, épisode crucial de la cosmologie hindoue.
À ces remous lactés est ensuite ajouté un peu de présure de veau naturelle. Elle fera coaguler le lait en une dizaine de minutes.
Le caillé formé, il faut le trancher. Que dis-je, trancher ? Il faut le hacher, le pulvériser, le mirepoiser, le salpiconer, l’atomiser, le granuliser. À grands gestes, le maître fromager manie la spinatura, énorme fouet ballon qui réduit le caillé en tout petits grains. Cette matière mouvante, pointilliste et immaculée est merveilleuse à voir.
Il faut la surveiller, capter ce liquide toujours en mouvement, et inlassablement vérifier la formation des grains.
Il est temps de faire monter la température. À 55 °C, les grains de caillé s’agglomèrent au fond du chaudron où ils forment une masse compacte. Ces quatre-vingts kilos de caillé granuleux sont soulevés par deux hommes dans une toile de lin, puis tranchés en leur milieu.
« Voyez cette texture », me dit Igino. C’est dense et élastique comme une semelle de Havaianas, comme un chewing-gum mâché et séché. « Vous pouvez goûter. » Ça n’a pas de goût. Mais c’est pourtant au sein de cette matière caoutchouteuse que se formeront la saveur, l’onctuosité, l’arôme.
Chaque morceau prend place dans un moule cylindrique, la fascera, où il est marqué et mis sous presse pour un égouttage de deux à trois jours. La meule de parmesan commence à apparaître. C’est durant cet égouttage que la meule reçoit les différents marquages qui attestent de sa conformité à l’AOP : d’abord une plaque de caséine portant diverses informations, ensuite une matrice de marquage circulaire introduite entre le fromage et le moule, gravant sur la croûte les lignes pointillées caractéristiques qui constituent le CV de chaque meule : appellation, matricule de la fromagerie, mois et année de production, mentions DOP et Consorzio Tutela.
Pendant vingt à vingt-cinq jours, les meules baignent dans une solution saline saturée à 18 °C. Après leur trempette, elles partent vers les caves de maturation et d’affinage.
Douze mois de maturation, et puis dix-huit, vingt-deux, vingt-huit, trente-six et jusqu’à quarante-huit mois d’affinage. Dans cette cave, quinze ou seize étages de meules de parmesan nous attendent. Un robot-technicien de surface équipé de brosses fait régulièrement leur toilette.
Cependant, l’AOP n’est pas encore confirmée. Seules les meules irréprochables l’obtiendront. Pendant l’affinage, elles doivent passer plusieurs tests, dont celui du petit marteau de fer. La musique du parmesan est un joli son égal et plein répercuté par toute la surface. Si la meule produit un son différent, il y a défaut sous la croûte. La meule imparfaite se retrouvera en râpé ou dans des préparations agroalimentaires. Heureusement, la majorité des parmesans passe l’épreuve les doigts dans le nez.
La visite de cette passionnante fabrique est suivie d’une dégustation. Nous goûtons successivement un parmesan jeune, puis un 28-mois, et nous terminons par un 48-mois d’une exceptionnelle puissance. Il ne faut pas le croquer, il faut le laisser fondre lentement comme un bonbon, tandis que cette fantastique saveur crémeuse, rôtie, giboyeuse, acidulée, boisée, fruitée, avec des notes de poire, de chocolat au lait et même de café envahit tout le corps.
Close-up sur le 48-mois, pour bien montrer l’abondance des cristaux de tyrosine, acide aminé abondant dans les fromages et qui se cristallise dans les pâtes pressées cuites longuement affinées sous forme de grains clairs croquants sous la dent. Beaucoup croient à tort qu’il s’agit de caséine, d’autres de calcium. Eh bien non.
Chaque repas que nous prendrons à Parme commencera par quelques éclats de parmesan accompagnant l’autre seigneur d’Émilie-Romagne… À bientôt donc pour rencontrer le jambon de Parme.
Une équipe de Ripaille TV nous accompagnait lors de cette visite et a réalisé un film sur la fabrication du parmesan Reggiano. En voici le lien.
Remerciements chaleureux à Igino Morini, Chiara Iasuolo, Laurence Desmousseaux et Anne-Laure Boinnard de Fort et Clair.
À la petite cuillère
Textes et photos : Sophie Brissaud
Article riche et bien écrit….. Ce qui est rare !
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