A Woman’s Place Is in the Kitchen : histoire d’une légitimité conquise dans la douleur

17 février 2025  0  Food&Sens Broadcast MADE BY F&S
 

signature-food-and-sens « 1997 : Ann Cooper publie un livre qui dérange. 2025 : ses constats résonnent encore. Dans une industrie où le talent devrait primer, les cuisines professionnelles restent le théâtre de dynamiques de pouvoir archaïques. Près de trois décennies après la sortie de « A Woman’s Place Is in the Kitchen: The Evolution of Women Chefs », la question persiste : pourquoi les femmes peinent-elles encore à franchir le seuil des grandes cuisines ? Le livre, à la fois enquête sociologique et manifeste, conserve toute sa pertinence.

Car si les mentalités évoluent, les chiffres peinent à suivre. La gastronomie, miroir de nos sociétés, révèle à quel point les stéréotypes de genre résistent aux assauts du temps. Cooper, en donnant la parole à 130 cheffes, ne se contente pas d’énoncer un problème : elle dresse la carte des combats à mener, des stratégies à adopter pour que la parité devienne un horizon et non une illusion.

« Si tu ne supportes pas la chaleur, sors de la cuisine. » Le vieil adage n’a jamais été aussi pertinent. Mais que faire quand la chaleur devient une barrière invisible, une ligne de front où les femmes doivent sans cesse justifier leur place ? Ann Cooper a choisi de ne pas sortir. Mieux, elle a pris la parole. Son ouvrage, « A Woman’s Place Is in the Kitchen: The Evolution of Women Chefs », est bien plus qu’un état des lieux : c’est une radiographie au scalpel d’un secteur où le machisme est parfois aussi brûlant que les pianos eux-mêmes.

A Woman's Place Is in the Kitchen": The Evolution of Women Chefs by Ann  Cooper | Goodreads

Derrière la brigade, un plafond de verre

Le monde de la haute cuisine est un champ de bataille. Les femmes y sont minoritaires, malgré une présence historique indéniable. On les relègue souvent aux « petites mains », à la pâtisserie, aux postes de soutien. Ann Cooper brise ce mythe en recensant 130 parcours de cheffes, toutes ayant dû affronter un mur d’obstacles dressé par des traditions archaïques.

« On m’a dit que je n’avais pas la carrure, que je manquais d’autorité. Pourtant, c’est moi qui tenais la brigade à bout de bras. » raconte l’une des protagonistes du livre. Cette légitimation perpétuelle hante encore les cuisines d’aujourd’hui. L’ouvrage ne se contente pas de dresser un inventaire, il offre une analyse sociologique des mécanismes d’exclusion et des stratégies de résistance mises en place par ces femmes.

Un combat contre l’invisibilisation

Pourquoi Antonin Carême et Auguste Escoffier sont-ils des légendes, alors que Eugénie Brazier, première cheffe triplement étoilée, reste dans l’ombre ? La question est récurrente. Ann Cooper ne se contente pas de dénoncer, elle documente, elle prouve.

Loin des récits victimaires, son livre est une galerie de récits puissants où la ténacité prime sur la résignation. « On nous dit que les femmes sont trop sensibles pour la pression des cuisines. Pourtant, c’est moi qui ai tenu 18 heures par jour, sans pause, pendant des années. » Un cri du cœur qui résonne avec les témoignages de nombreuses cheffes d’aujourd’hui, de Nieves Barragán à Dominique Crenn.

The Michelin-Starred Restaurant Showcasing Spain's Culinary Diversity -  Eater London

Briser les codes, imposer de nouvelles règles

Ce livre pose une question fondamentale : les femmes doivent-elles s’adapter aux codes masculins pour réussir ? Certaines le pensent, d’autres créent leur propre voie. Ann Cooper met en lumière celles qui refusent le modèle brutal de la brigade militaire et qui, par leur gestion, redéfinissent les standards du leadership en cuisine.

« Le respect ne se gagne pas par les cris, mais par l’excellence. Je n’ai jamais eu besoin d’humilier pour être écoutée. » Ces nouvelles cheffes construisent une cuisine plus inclusive, où la transmission et la bienveillance ne sont pas synonymes de faiblesse, mais de rigueur.

Un manifeste nécessaire pour l’avenir de la gastronomie

Lire « A Woman’s Place Is in the Kitchen » en 2025, c’est mesurer à quel point le combat est encore d’actualité. Car si certaines icônes ont pris le pouvoir, la structure reste hostile aux nouvelles générations de cuisinières. Ce livre est une arme, un manifeste, une source d’inspiration pour celles et ceux qui veulent voir la gastronomie évoluer.

« Le talent n’a pas de genre. La cuisine, non plus. » Une évidence ? Pas encore. Mais avec des ouvrages comme celui d’Ann Cooper, le feu des fourneaux n’a pas fini de brûler les préjugés.

Une résonance contemporaine avec Sally Abé

En écho au travail d’Ann Cooper, Sally Abé publie « A Woman’s Place Is in the Kitchen: A Chef’s Dispatches from Behind the Pass » (Photo de couverture), dont la sortie en France est prévue le 4 avril. Dans cet ouvrage, elle ne se contente pas d’observer : elle témoigne de l’intérieur, forte de son expérience dans des cuisines étoilées. Abé met en lumière les changements amorcés, mais aussi les résistances persistantes.

« On nous parle d’évolution, mais les mentalités restent rigides. Le talent féminin est encore trop souvent perçu comme une exception, et non comme une norme. » Un constat qui rejoint celui d’Ann Cooper et révèle la lenteur d’un système à se réinventer. L’apport de ce deuxième livre est fondamental : il permet de comprendre que si les brèches existent, les remparts restent solides.

Sally Abé va au-delà du simple témoignage. Elle interroge la structure même de la brigade, son organisation hiérarchique rigide et son modèle d’autorité hérité du siècle dernier. Elle explore les initiatives mises en place dans certaines cuisines progressistes où l’écoute et la coopération remplacent les cris et la domination. Pour elle, le changement ne viendra pas de la seule volonté des cheffes : c’est toute une industrie qui doit se réinventer.

La révolution est en marche, mais la vigilance reste de mise

« Les traditions sont importantes, mais elles ne doivent pas devenir des chaînes », rappelle Ann Cooper. Son livre est une invitation à ne pas baisser la garde, à continuer d’interroger les structures et les comportements qui maintiennent les inégalités. Car la gastronomie, comme toute culture, est vivante : elle évolue, se transforme, se réinvente.

Les témoignages de cheffes comme Sally Abé montrent que le changement est en cours, certes, mais fragile. Il faudra encore beaucoup de courage, d’engagement et de pédagogie pour déconstruire les réflexes hérités d’un passé révolu. La relève est là, passionnée et déterminée, mais les obstacles restent réels.

À l’aube d’une nouvelle ère, la question reste ouverte : les cuisines de demain seront-elles enfin le reflet d’un talent libre, affranchi de toute considération de genre ? L’avenir, comme toujours, se joue dans les gestes de celles et ceux qui, chaque jour, réinventent l’art culinaire. Le feu est allumé. Reste à l’alimenter.

Guillaume Erblang

FACEBOOK TWITTER
VOTRE CLASSEMENT
  • Je suis fan (0%)
  • Mmmm interessant (0%)
  • Amusant décalé (0%)
  • Inquiétant (0%)

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *