Nadia Sammut : penser autrement et et cuisiner pour demain
Elle parle vite, pense plus vite encore, et agit comme si le temps lui manquait… non pour exister, mais pour transmettre!
Dans le paysage gastronomique français, Nadia Sammut n’est pas une cheffe parmi d’autres. Elle est à la fois issue d’un système qu’elle veut transformer, dépositaire d’un héritage qu’elle a su réinventer, et créatrice d’un modèle exigeant, radical et parfois difficile à accepter pour beaucoup. Sa maison, l’Auberge de la Fenière à Lourmarin, n’est pas une auberge au sens classique du terme, mais un poste avancé d’une pensée nourricière et écologique.
On y vient pour manger, on y reste pour comprendre, et parfois, on y revient pour changer.

Au cours d’un échange informel mais passionnant, Nadia Sammut a déroulé une pensée dense, sans posture, mais avec un cap clair : faire de la cuisine un acte social, écologique et stratégique qui dépasse la restauration elle-même. En arrière-fond, les luttes administratives, les contraintes économiques, les fragilités humaines. En première ligne : un engagement quotidien qui passe par la matière, le goût, la transmission. Elle parle d’écosystèmes, d’impact, de pensée systémique. Elle refuse de tricher avec son époque, tout en refusant de s’y soumettre.
À mesure que son écosystème s’affirme, Nadia Sammut déplace le centre de gravité de son projet. La Fenière n’est plus seulement un lieu où l’on produit des plats, mais un espace où se conçoivent des protocoles, des formats de transmission, des alliances improbables. Elle pense en termes de circulation : des savoirs, des personnes, des responsabilités. Ce qui compte n’est pas tant la maîtrise, mais la capacité à partager ce qui est en train de se construire, y compris au travers de ses forces et de ses fragilités. C’est là que s’ancre sa vision, et que commence son travail d’influence discrète mais structurante sur les filières et les institutions.

Tofu de pois chiche, poudre de feuille de figuier
La maison qu’elle dirige fonctionne comme une cellule vivante de transmission. Pas au sens scolaire du terme, mais dans la logique d’un organisme nourricier, où chacun doit apprendre à lire un alphabet mental qu’elle a écrit et qu’elle transmet, puis à apprendre à écrire chacun avec ses propres mots. La Cuisine Libre®️ de Nadia Sammut est structurelle avant d’être expressive. « Le plus dur pour moi, c’était de trouver des gens qui allaient comprendre mon alphabet – à l’image de Gilles, Justine, Zak… Et qui aujourd’hui sont capables d’écrire avec leurs propres mots. C’est à ce moment-là que tout devient possible ».
Mais derrière cette construction exigeante, il y a une volonté claire : faire place à l’autonomie de ses équipes pour les faire progresser. Plongeur devenu boulanger, stagiaire devenu formateur, second poussé à quitter le nid : elle applique la règle de la sortie comme condition de progression. « Au bout de quatre ans, tu dois partir. Sinon tu te figeset tu n’évolues pas. » Elle pousse même ses collaborateurs à écrire un livre, comme des témoins de passage. « Ça me touche de lire que quelqu’un a pu exprimer ce qu’il a vécu ici ! »

La diversité des profils qu’elle accueille l’a d’ailleurs obligée à inventer sa propre grammaire organisationnelle. Travailler avec des intelligences atypiques, souvent marginalisées, impose de structurer un environnement capable de conjuguer rigueur et liberté. Ce cadre, forgé dans l’expérience, n’est pas un modèle figé mais un outil vivant, au service d’une ambition plus vaste : rendre l’autonomie possible et transmissible. C’est à ce carrefour entre éducation, engagement et production que s’ancre sa vision du métier.
La vision qu’elle défend ne se réduit pas à une série de choix techniques. Elle repose sur un renversement du modèle d’autorité : ce n’est plus la hiérarchie qui gouverne, mais la cohérence du sens. « Je m’adresse toujours à la personne, pas au poste ». Elle développe des récits professionnels comme on cultive une forêt : par ramification lente, enracinement et observation constante. Sa posture managériale est aussi une philosophie politique du travail.

Tomate, shiokoji, eau de tomate
Nadia Sammut relie ce projet à une vision plus large : faire évoluer les filières, repenser les modèles de propriété, inclure une dimension spirituelle dans le métier, et ouvrir la voie à ce qu’elle appelle l’Assiette de 2040. Pour elle, « le restaurant est un moyen. Pas une finalité. C’est une salle de spectacle où tu reçois l’autre dans sa vérité, et où l’assiettedevient un langage commun ». C’est cette tension entre l’idéal et la norme qui structure sa parole comme sa cuisine.
À travers ces positions, une autre ligne apparaît : celle du chef-entrepreneur, ni dépendante, ni mise sur un piédestal. « Je ne suis pas financée par un investisseur. Si je ne tiens pas la maison en cordeau, c’est moi qui dois aller chercher le financement qu’il faut ». Elle décrit la tension entre exigence artistique et réalité financière, sans chercher à l’édulcorer. Ce qu’elle refuse, c’est le mensonge institutionnel, la communication hors-sol, l’hypocrisie des classements.

Ce refus n’est pas une posture, c’est un projet. Elle crée des fondations actionnaires, introduit l’impact dans la logique financière, construit une architecture juridique pour que son modèle survive à son propre engagement. « Pendant dix ans, j’ai défendu un modèle d’impact qui paraissait irréalisable. Aujourd’hui, il existe, et nous ne sommes encore que très peu en France à l’incarner. » Cette phrase, prononcée sans emphase, résume sa stratégie : ne pas demander la permission, faire et prouver, puis transmettre la preuve. À ses équipes. Aux élèves. Aux clients. Et aux institutions, si elles daignent suivre.
Nadia Sammut déstabilise, avance vite. Elle incarne une vision qu’elle propose sans jamais la contraindre. Elle est peut-être ce que le monde de la gastronomie attend sans le savoir : une cuisinière qui pense à l’échelle du vivant, une entrepreneure qui refuse le cynisme, une stratège qui parle d’abnégation sans naïveté.

Baba imbibé romarin vanille, melon rôtie, reduction d’abricot, pollen et figue.
Propos recueillis par Guillaume Erblang / Food&Sens

Buffet petit déjeuner


















