Gilles Pudlowski – Lettre à Joël Robuchon – » De toutes les aventures, celle de ta vie est celle qui m’aura le plus touché. «
Parmi les plus émouvants témoignages après le décès du chef Joël Robuchon, restera la lettre écrite par le journaliste Gilles Pudlowski, un lettre directement à » Joël « , émouvante, sincère, qui a tout son sens. Un lettre à un ami, un compagnon sur la route de la gastronomie pendant plusieurs décennies.
Cliquez ICI pour vous rendre sur le Blog » Les pieds dans le plat «
Cher Joël,
» ce matin, lorsqu’on m’a annoncé ta mort, j’ai cru que tu nous faisais une mauvaise blague. Il y a quinze jours, dans un ces SMS dont tu avais le secret tu me remerciais du « fond du coeur » pour un article sur ton tout récent Dassaï tout en me précisant : « j’ai eu des problèmes de santé (phlébite), mais ça va mieux« . Et tu ajoutais bien sûr, comme toujours, « je t’embrasse bien fort, Joël ». Tu aimais donner le change, tu t’amusais à faire croire que tout allait bien. Tu détestais que l’on s’inquiète pour toi. Tout allait trop bien, évidemment, trop vite aussi. Tu débordais de projets, d’envie, Genève, Montréal, Tel Aviv, j’en oublie. Je savais que quelques uns veillaient sur toi, dont ton ami David Khayat, de trop loin sans doute. Et puis cette saloperie de cancer du pancréas qui te minait depuis janvier au moins, c’était quelque chose de trop fort, trop rude, trop puissant, trop pervers. Tu es allé mourir en Suisse, dans ce pays neutre où tu avais trouvé des complices, des amis, des alliés.
Tes amis? C’était le monde entier. Depuis l’époque du Concorde-Lafayette à l’Etoile, puis du Nikko aux Célébrités, où tu avais prouvé que tu étais d’abord et avant tout un formidable meneur d’homme. Chez Jamin, rue de Longchamp, puis avenue Raymond Poincaré, tu avais imposé ta marque, figé ton style dans le marbre. Toi le compagnon patient, toi Poitevin la fidélité, tu avais prouvé qu’avec une purée de pomme de terre, une tête de veau, une laitance de carpe, on pouvait faire de grandes choses, autant dire une oeuvre d’art. Tu avais évolué, voyagé, repris aux bars à tapas de Barcelone l’usage des comptoirs gourmands avec tes géniaux ateliers. Tu t’étais inspiré du Japon, où tu étais révéré à l’égal d’un dieu vivant, non seulement pour tes tables à la mode nippone, comme Yoshi à Monaco et Dassaï à Paris, mais pour l’esthétisme sourcilleux de tes plats magnifiquement mis en scène avec ses points, ses mosaïques de couleurs et ses déliés, comme ce magnifique velouté de chou-fleur au caviar qui fut l’un de tes plats fétiches.
Tu étais le roi de Macao et de Tokyo, de New-York et de Las Vegas, de Hong-Kong à Paris, bien sûr, où tu affirmais vouloir prendre tôt ta retraite, à 50 ans, avant de reprendre le collier quelques années plus tard. Je pense à tes nombreux collaborateurs et amis que tu laisses brusquement en plan, à Guy Job, ton complice de Gourmet TV, Eric Bouchenoire, ton presque frère MOF, Antoine Hernandez, ton sommelier fétiche, Axel Manes, ton disciple belge, Mélanie Serre, ta fille de coeur, tant d’autres encore que j’oublie aujourd’hui, à Janine, ton épouse qui t’aura suivi au bout de tes aventures, à tes enfants Eric et Sophie, en France, et aussi au Japon, dont l’oublié Louis Abé.
Tu avais moins de secrets que Paul Bocuse. Mais tu étais sans doute plus discret à ta manière sensible, toi, l’élève des jésuites devenu, sous l’apparence du cuisinier le plus étoilé du monde, le plus secret des hommes. Je t’écris ce soir en séchant mes larmes. De toutes les aventures, celle de ta vie est celle qui m’aura le plus touché. Tu jouais l’ironie pour masquer ta sensibilité. Tu étais la générosité même, tu étais l’homme de la fête et du partage, de la transmission et de l’amitié. Un repas chez toi, avec toi (et dieu sait que nous en avons fait ensemble) était une fête. Nous ne t’oublierons pas. «