L’Auberge des Trois Chênes, restaurant ouvrier à Erbray
Cet article est tout particulièrement dédié à mon ami Éric Roux, fondateur et directeur de l’OCPop (Observatoire des cuisines populaires). Les cuisines populaires sont un sujet qui nous passionne tous les deux et auquel il consacre son existence. Et je tiens à faire savoir au camarade clermontois qu’au cours de cette semaine de reportage en Bretagne, j’en ai ramassé dans ma besace, de la cuisine populaire ! Oh que oui ! J’espère qu’il trouvera à son goût ce compte rendu de ma visite à l’Auberge des Trois Chênes.
Tout commence par une route. La route de Candé à Châteaubriant (Loire-Atlantique), autrement dit la D163, que nous parcourons vers 13 heures par un temps frisquet sous un ciel couvert. Excellentes conditions météo pour le reportage que nous venons de faire chez un éleveur de cochon longué, race ancienne à la viande fine et savoureuse. Nous avons conclu la séance par un bon café et une passionnante conversation dans sa jolie ferme, mais en sortant de chez lui, il fait faim. Peu après La Chapelle-Glain, j’aperçois une pancarte : Auberge des Trois Chênes, restaurant ouvrier. Vous vous arrêteriez, vous ? Moi, oui, et plutôt deux fois qu’une.
Je connais des gens qui, en voyage, serrent le guide rouge contre leur cœur ; certains insistent sur le macaron. Certains même ne mangent que dans les étoilés. Chacun son truc. Ma méthode à moi consiste à faire fonctionner les sens : la vue, l’ouïe, le sixième et l’expérience, qui est une sorte de sens. Ma formation de géographe et d’archéologue, probablement. Ma came, c’est le restaurant comme on n’en fait plus. Et comme son nom l’indique, on n’en trouve plus beaucoup. Mais ce jour-là, sur cette route aussi peu touristique que possible, par ce temps aussi peu touristique que possible, en cette saison (etc.), je repère un restaurant ouvrier et tous mes voyants passent au vert fluo. « On y va. » « Tu es sûre ? » demande le photographe. « Absolument certaine. »
Il me suit, un peu incrédule (il n’a pas l’habitude du journalisme culinaire et de ses étranges pratiques), dans la longue bâtisse de pierre, après que nous avons jeté un bref coup d’œil à la carte profuse, affichée en mode parchemin sur la façade. Il m’exprime sa surprise, et j’ai souvent entendu cette remarque : Tu manges dans les restaurants les plus chics et c’est ça que tu recherches ?
Oui, dans le mille, tu as tout compris : c’est ça que je recherche. Je suis perpétuellement en quête de cette restauration menacée qui plonge ses racines dans la nuit des temps, a des rideaux de dentelle ou des voilages aux fenêtres, un feu de cheminée, des familles entières attablées, ou alors l’amicale des boulistes, ou l’Association des filles-mères cyclistes de Sassetot-le-Mauconduit (76), ou une charibotée de travailleurs agricoles, et un menu ouvrier en semaine à 10,80 € avec buffet d’entrées (salades, charcuterie), plats du jour au choix, fromages, dessert et un quart de vin inclus par personne (je ne fais que recopier la carte). Pour moi, ces lieux-là, ça n’a pas de prix. Je les chéris, comme je chérissais l’auberge du haut pays niçois où je déjeunais enfant, il y a fort longtemps, et où j’ai appris très jeune ce que la cuisine pouvait être.
Passé le petit hall d’entrée et la cuisine, on découvre une grande salle aux allures d’intérieur de ferme : grande cheminée (toujours allumée), nappes à fleurs, chaises en bois tourné. La patronne, ce jour-là, flambe une énorme omelette norvégienne — oui, vous avez bien vu : énorme — pour une tablée de huit, mais l’entremets ne se dégonflerait pas devant une tablée de seize. Huit à table, quatre couples d’un certain âge ; les hommes occupent une moitié de la table, les femmes l’autre moitié, et chaque moitié discute le coup entre soi. La campagne.
Et si vous lisez à l’extérieur spécialité de grillades au feu de bois, vous pouvez être tranquille, on ne vous raconte pas d’histoires. Les grillades sont bien faites à l’âtre, et tout passe au gril : pour commencer, ces faux-filets splendides. Un bref regard au persillé de la viande, à la façon dont on la fait reposer près de la cheminée avant de la griller, révèle tout le soin que l’on porte ici aux choses.
Les saucisses maison, aussi, passent au gril. Oui, j’ai bien écrit « saucisses maison ». Je n’ai rien inventé. Le chef fait lui-même ses saucisses, et elles sont délicieuses. Les voici sur leur gril, photo ci-dessus à droite. Je ne vous raconte pas le fumet qui se répand dans la salle.
Je considère l’œuf mayo comme un plat test, j’ai pour coutume de le commander et j’y déroge rarement : mon goût et ma curiosité pour cette humble entrée française sont trop forts. Ma curiosité est récompensée : cet œuf mayo est, de façon originale, présenté en quartiers et non en moitiés. C’est parce qu’on peut se le permettre : les œufs sont fraîchement bouillis, non réfrigérés, et ne sont pas cuits à mort. Le jaune est moelleux, intact, sans le liséré bleu qui indique une surcuisson. La mayo est faite maison, posée en gros flocons. Un modèle du genre, assemblé avec beaucoup d’amour.
Tout est fait maison, c’est clair, et aucun signe, aucun logo ne l’annonce. Pourquoi ? Peut-être simplement parce qu’on pense, ici, que cela va de soi. Les frites, évidemment, sont maison elles aussi. Fines, recourbées, moelleuses et croustillantes, des frites de toute première catégorie. Le patron en est fier : il me cite immédiatement la variété de pomme de terre. Zut, je l’ai oubliée. Agata ? Charlotte ? Beau travail, en tout cas.
Si vous faites de gros efforts, vous arriverez peut-être à dépasser les 20 euros à la carte, vins non compris. Vins compris, et même si vous y allez à la bouteille, vous ne recevrez pas de coup de fil de votre banquier. La carte des vins est joliment composée, avec un grand respect du lieu et du terroir : une majorité de vins sont issus des pays de la Loire. En blanc : chenin, muscadet-sur-lie, sauvignon, coteaux-du-layon. En rouge : saumur-champigny, anjou, mareuil, chinon, saint-nicolas de bourgueil, et fiefs-vendéens en rosé. Si vous tapez dans les coteaux-du-layon ou dans le saumur-champigny, vous atteindrez le firmament des 15 euros la bouteille. Mais vous l’aurez vraiment fait exprès.
J’ai oublié de photographier mon impeccable île flottante, toute fraîche avec ses amandes grillées croquantes — l’aurais-je mangée trop vite, oubliant tout le reste ? —, mais vous avez compris le principe. Honneur au restaurant ouvrier, où qu’il se trouve dans nos régions, bien à l’abri des guides et des modes ; honneur en particulier à l’Auberge des Trois Chênes où l’on perpétue l’art de la cuisine populaire avec un immense amour du travail bien fait.
Les Trois Chênes, 44110 Erbray. Tél. 02 40 55 57 96. Ouvert de 9 heures à 12 heures toute la semaine et le samedi soir, de 19 heures à 22 heures. Spécialités de grillades au feu de bois, de merlu au beurre blanc, de pâtisseries maison. Également crêperie (spécialité de galettes de blé noir, entre 2,30 € et 8,30 €). Menus de 10,80 € (menu ouvrier) à 34 €, menu enfant à 7 ou 9 €, menu du dimanche midi 25 €. Carte environ 15 euros en faisant des folies. Formules proposées sur commandes pour repas collectifs (baptêmes, communions, séminaires), sur réservation.
À la Petite Cuillère
Textes et photos : Sophie Brissaud
Merci beaucoup pour ce reportage ! ça fait plaisir de lire que notre travail de tous les jours est reconnu à ce point. Un grand merci !
Anthony & Cécile co-gérants.