À la Petite Cuillère en Sauternais (première partie)
Cette image a été prise un jour de vendanges à Barsac, en 2013. Bérénice Lurton, propriétaire de Château Climens, extrait d’une grappe de sémillon les baies atteintes par le « bon » botrytis. Ce geste (ces vendanges diaboliques selon l’expression même de Bérénice) résume et symbolise tout Sauternes. Au terme de vendanges, les Sauternais ajoutent celui de tries pour décrire cette sélection âpre pratiquée en campagnes successives à mesure que le botrytis s’étend.
Je vous préviens, cet article sera long : il paraîtra en deux parties (pour la seconde partie, cliquez ici). Et cette fois, il ne sera pas question de manger. La perspective d’un projet m’a menée la semaine dernière dans le pays sauternais en compagnie de mon photographe favori. Retrouvailles plutôt que découverte, car j’ai sillonné cette magnifique région à plusieurs reprises depuis le printemps 2009 et l’écriture de mon livre Grands Crus classés, Grands Chefs étoilés. Mais en fin de compte, découverte toujours, car ce pays viticole, sous son apparente tranquillité, évolue et se transforme.
Impossible de décrire le Sauternais ou d’étudier ses vins en un seul post. Il ne sera pas question ici d’infos exhaustives ou de monographies, mais de notes jetées au cours de nos quelques visites de châteaux. Plutôt que d’expliquer ces vins merveilleux et les domaines qui les produisent, j’essaierai de vous les faire ressentir.
En attendant, quelques bases ne nuiront pas : situé à une cinquantaine de kilomètres au sud-est de Bordeaux, le Sauternais fait partie des régions viticoles bordelaises. L’appellation Sauternes est géographiquement incluse dans le territoire de l’appellation Graves et couvre cinq communes : Sauternes, Barsac, Preignac, Bommes et Fargues. L’appellation Barsac est géologiquement distincte de celle de Sauternes, mais si tous les barsacs sont des sauternes (et doivent mentionner cette appellation sur leur étiquette, avec ou sans Barsac), tous les sauternes ne sont pas des barsacs. Sauternes comporte vingt-six grands crus classés en 1855. Ceux-ci s’étagent en deux niveaux de classement plus un : la distinction premier cru classé supérieur décernée au château d’Yquem. Pour mémoire, le même classement établit cinq niveaux pour le Médoc. C’est dire combien, à l’époque, les vins de Sauternes étaient estimés.
Pour que le sauternes existe, il faut que le raisin soit attaqué par la pourriture noble : le champignon Botrytis cinerea s’empare d’eux dès les premières brumes de fin d’été, produites par le Ciron, petit affluent de la Garonne aux eaux très froides. Cette moisissure, que les vignerons attendent anxieusement, rend la peau des baies perméable, concentrant le jus et la saveur. Il développe des précurseurs d’arôme, composants d’abord inodores qui se développent pendant l’évolution du vin et expliquent son extraordinaire richesse aromatique, entre fraîcheur, acidité, douceur, notes de fruits frais, secs et confits, de fleurs, de miel, d’écorces d’agrumes.
CHÂTEAU SIGALAS-RABAUD (SAUTERNES)
En 2009, j’avais commencé mon étude des Sauternes par le château Sigalas-Rabaud, autrement appelé « le bijou de Sigalas ». Son propriétaire, le marquis de Lambert des Granges, m’avait alors accueillie avec ces mots : « C’est votre premier château sauternais ? Ah, alors je vais tout vous dire. Voilà : nous vendangeons du raisin pourri et ça nous rend tous fous. » Depuis, ma passion pour cette région et pour ces vins admirables n’a jamais faibli.
J’y reviens au printemps, comme la première fois. Laure, la petite-fille du marquis, nous accueille. Un barbecue (magret de canard et lard fermier) nous est servi par la famille. Nous sommes dix-neuf à table : des amis du fils de Laure sont venus repeindre les portes du domaine.
Nous dégusterons plusieurs millésimes ainsi que le second vin, lieutenant-de-sigalas, et un blanc sec produit au domaine, la sémillante-de-sigalas. Sur la belle croupe de Rabaud, que se partagent les châteaux Rabaud-Promis et Sigalas-Rabaud, le ciel me paraît toujours plus grand qu’ailleurs. Si certains domaines du Sauternais ont, ces dernières années, orienté leurs vins vers plus de fraîcheur et de légèreté, Sigalas-Rabaud n’a pas bougé d’un poil. Pourquoi l’aurait-il fait ? Il a déjà tout cela, et depuis toujours. Une finesse de fruits blancs et de fleurs blanches, plutôt tilleul que jasmin ; une grande droiture et une opulence maîtrisée. Sa délicatesse lui vaut d’être surnommé « le plus barsac des sauternes ».
CHÂTEAU CLIMENS (BARSAC)
C’est notre port d’attache. Une rainette indispose le photographe par ses concerts nocturnes. On ne croirait pas que tant de bruit puisse sortir d’une si petite créature. Dans la hiérarchie des premiers crus de Barsac, Climens arrive en tête. Tout à Climens est clair, paisible et régulier. Le château est serein avec ses lignes horizontales et son chai à barriques où Bérénice nous fait le cadeau d’une dégustation de tous les lots d’assemblage. Un vrai festival de sémillon (dont château-climens est composé à 100 %), avec toutes les nuances d’épices ou de fruité, de fleuri ou de grillé, de crémeux ou d’hespéridé qui fusionneront pour constituer le millésime 2015.
Climens offre le sol typique de Barsac : argiles rouges sur socle calcaire fissuré. Climens signifie : « terre où rien ne pousse ». Même pas un seul petit rosier en bout de rangée. Seule la vigne daigne y croître, et c’est heureux. Le vin de Château Climens est toujours soyeux, lumineux, satiné, finement tissé et infiniment complexe : on l’a bien en bouche et il ne ressemble à aucun autre, mais il échappe largement à la description. Une grande part de ce vin n’est pas verbale.
CHÂTEAU DOISY-VÉDRINES (BARSAC)
Un château adorable où tout est à l’unisson. Le vin, la maison et leur propriétaire, M. Olivier Castéja, irradient la gentillesse. C’est un barsac magnifiquement équilibré, poli, tout en lignes courbes, mais traversé d’une fraîche acidité — celle de l’abricot mûr, de l’écorce de clémentine, avec une touche de freesia. Chaque fois que je le bois, je pense aux maisons anciennes, aux amis d’autrefois, au linge plié dans les armoires. C’est une malle de grand-mère ouverte dans un grenier : satin vieux rose, odeurs poudrées, roses séchées, orange aux clous de girofle que le temps a rendue toute petite. Ce vin est un enchantement, et une vibrante démonstration de la magie du sauternes, vin qui ne parle pas seulement au goût et à l’odorat mais aussi au toucher et à la mémoire.
Si le sauternes était une musique, en cherchant non pas dans le clavecin ou dans Mozart, comme tout le monde, mais dans l’électro raffinée, il serait celle de Boards of Canada (comparaison hardie mais je la maintiens). À cause de sa subtilité, de sa complexité, mais surtout du lien direct et mystérieux qu’il établit entre la sensation et la mémoire.
C’est à Doisy-Védrines que nous avons vu ces barriques vides, qui ont déjà servi à l’affinage des vins, attendant leur départ vers les îles Britanniques où elles seront utilisées pour l’élevage des whiskys. Dans l’affinage des grands alcools du monde, le fût de sauternes se porte bien.
La suite à la prochaine Petite Cuillère
Texte et photos : Sophie Brissaud
Ping : À la Petite Cuillère en Sauternais (seconde partie) - Food & Sens