Réflexions sur La Liste 2018 – soirée au Quai d’Orsay
Vous aimez les photos ? Vous aimez les chefs ? Vous aimez les photos pleines de chefs ? Vous êtes gâtés : il y a beaucoup de tout cela dans cet article. L’événement n’en exige pas moins. Lundi 4 décembre se tenait dans les salons du ministère des Affaires étrangères la troisième soirée de La Liste 2018, qui rassemblait les chefs classés au plus haut niveau de cette liste mondiale, avec l’apothéose d’un dîner préparé par plusieurs chefs du top 10. Je ne vais pas présenter une nouvelle fois La Liste, cela a déjà était fait ici et ici sur Food&Sens. Cette fois, j’ai préféré donner la parole à l’un des créateurs de cette liste, Jörg Zipprick, qui connaît mieux que personne ses mécanismes et son fonctionnement.
Je lui ai demandé un point sur l’état actuel de La Liste, et voici les réponses qu’il m’a données, ayant précisé qu’à chaque nouvelle source intégrée à l’algorithme de la Liste, les choses se compliquent un peu plus.
Rappelle-nous, s’il te plaît, ce qu’est La Liste.
La liste est un agrégateur de guides gastronomiques, un peu comparable à metacritic.com et à rottentomatoes.com. Les trois reposent sur des principes mathématiques similaires.
Qu’y a-t-il de nouveau depuis la dernière édition ?
La Liste continue à récompenser le consensus de guides. Cela sonne compliqué, mais c’est le plus vieux système du monde : si dix personnes te disent qu’un restaurant est bon, tu vas peut-être y aller. Si cinq personnes te disent qu’il est bon et que pour cinq autres il est mauvais, tu essaieras d’en savoir plus sur le restaurant, ou sur tes interlocuteurs et leurs goûts.
Donc, on n’a rien changé au principe initial, mais on a fait des ajustements : on autorise les ex-aequo, voire les gagnants des pays qui sont ex-aequo, même si c’est mauvais pour la couverture média. Et on a fait grandir la base de données aussi bien en termes de pays qu’en terme d’adresses. La première année, nous avions 1 000 adresses choisies parmi 2 500, uniquement dans des guides et des avis en ligne. La deuxième année, 1 000 adresses choisies parmi 10 000, le tout consultables sur une application dédiée : 130 pays, guides, presse, avis en ligne. La troisième année, 1 000 adresses choisies parmi 16 000, le tout consultable sur application, 165 pays, guides, presse, avis en ligne et recommandations des chambres de commerce, banques d’affaires, etc. — bref de ceux qui doivent inviter des gens importants ou qui se veulent importants. Cela permet parfois des découvertes : Nok By Alara, à Lagos (Nigeria), était sur notre radar avant qu’il décroche son article du New York Times.
La Liste, comme toutes les listes, a beaucoup de détracteurs, mais j’ai un peu l’impression qu’on la dénigre systématiquement, sans avoir vraiment reconnu sa spécificité.
Il y a malheureusement beaucoup de fausses informations sur La Liste : nous serions soutenus par l’État, le Quai d’Orsay, Atout France, la CIA… Il n’en est rien. En ce qui me concerne, personne ne m’a jamais donné d’ordre. Et je n’ai pas eu non plus à me justifier quand il est apparu, récemment, qu’il y a plus de restaurants chinois que français dans le Top 1000.
Libre à chacun d’aimer ou non les classements, ou ce classement. Cependant, la taille du classement n’a pas été choisie au hasard. Il faut au moins ça pour couvrir les différentes cuisines. La Liste n’exclut aucun type de cuisine. On a aussi bien Bernard Pacaud ou Georges Blanc, les grands classiques, que cette année Vespertine aux États-Unis, que la moitié des critiques adorent pendant que l’autre moitié adore le détester. Tu as tout de suite perçu que de nombreux restaurants qui ne sont pas parmi mes favoris sont bien placés. Ce n’est ni La Liste de Jörg Zipprick ni La Liste de Philippe Faure. La mienne serait (très) différente.
Je pense, aussi, que les médias ont trop habitué les gens une lecture simpliste des classements. Un des messages de La Liste, certes un peu caché mais tout de même visible, est que la distance en points entre les restaurants placés au top est minuscule.
Il me semble qu’un des intérêts principaux de La Liste est d’aider les voyageurs à se repérer. Les détracteurs évoquent rarement cet aspect.
La liste a une vraie valeur ajoutée pour les voyageurs : qui d’autre te propose la Russie, l’Inde, la Chine en dehors de Shanghai, Hong Kong et Macao, ainsi que Lagos, Luanda ou Cuba ? Si tu es à Beijing ou à Moscou, tu ne vas pas prendre l’avion pour Paris ou Barcelone parce qu’il y a un restaurant mieux placé. La Liste, c’est une base de données de 16 000 adresses et elle grandit. On nous dit parfois que personne ne s’intéresse au restaurant 639 de la planète… Mais sommes-nous vraiment tous des globe-trotters planétaires en matière de gastronomie ? Si la cuisine du n° 639 peut me plaire, si le restaurant est sur ma route, il m’intéresse.
Et que réponds-tu à ceux qui, la première année, prédisaient que la liste ferait pschitt ! et que personne n’en parlerait ?
On a, à la date d’aujourd’hui, deux fois plus de lecteurs que pendant les deux premières années (chiffres de similarweb/coveragebook). Deux restaurants chinois ont appelé pour corriger leur numéro ou leur adresse.
On nous dit parfois qu’on ne récompense pas, ou qu’on récompense insuffisamment, ceux qui incarnent l’avenir de la cuisine… Eh bien ! L’avenir, on ne le connaît pas. La cuisine « d’avenir » d’ElBulli, par exemple, est déjà obsolète, même pour les amateurs du moléculaire. Je ne vois pas s’enraciner tous ces concepts dits « d’avenir », notamment ceux basés sur l’entomophagie. Penser qu’on va sauver le monde avec un restaurant de quarante couverts est absurde. Bref, on ne sait pas de quoi l’avenir sera fait. Et prétendre le savoir est extrêmement présomptueux.
Une petite étude de cas ?
Je peux t’en donner une pour le Royaume-Uni. Pour cette région du monde, nous nous reposons sur les guides suivants : Michelin, The Good Food Guide, AA Guide, certains guides de pubs, The Telegraph, The Guardian, The Independent, The Times (en particulier sa liste des 100 restaurants de l’année), etc. Plus Andyhayler.com, Gastromondiale.com, des sites participatifs du genre Tripadvisor, Yelp, Zomato ; des sites de réservations genre Opentable, et beaucoup plus.
Pour être dans La Liste, il faut être au top dans les sources : deux ou trois étoiles Michelin, 8 à 10 points dans le Good Food Guide, quatre ou cinq points AA. Pour un restaurant qui n’a pas une seule note excellente dans un guide, c’est presque impossible de se placer dans La Liste.
Il y a bien évidemment des étoilés Michelin au Royaume-Uni, mais beaucoup moins dans la catégorie deux et trois-étoiles qu’en France, en Italie, en Espagne ou en Allemagne. The Good Food Guide inclut 22 adresses entre 8 et 10 points. Michelin y a 4 trois-étoiles et 19 trois-étoiles. Compte tenu du système de La Liste, où tous les avis de tous les guides comptent, ce ne sont pas 22 ou 23 adresses du Royaume-Uni qui sont au top, mais 38. La Liste est donc plus généreuse avec le royaume de Sa Majesté que… certains guides britanniques.
Les guides sont quasiment tous d’accord sur le nombre d’excellentes adresses au Royaume-Uni, mais leurs favoris ne sont pas identiques.
La Liste récompense le consensus entre guides. Évidemment, le consensus est plus difficile à obtenir avec beaucoup de sources. Cependant, le pays ayant le plus de sources dans La Liste est les États-Unis, et il y a un consensus sur les principaux prétendants. Ce n’est pas le cas au Royaume-Uni : par exemple Nathan Outlaw et L’Enclume gagnent au Good Food Guide. Ils sont séparés par un point de Gordon Ramsay et Heston Blumenthal. Mais dans un système où 0,25 points décide pour le très haut de gamme, ça compte beaucoup. De plus, il y a un effet cumulatif avec l’ensemble de la presse.
Au point de vue de la base de données pure, des sources importantes au Royaume-Uni ont voté contre les favoris de longue date : Ramsay et Blumenthal. Il semble y avoir un mouvement vers une autre génération de chefs, souvent situés dans la campagne britannique : Sat Bains, L’Enclume, Nathan Outlaw (qui a deux places dans La Liste grâce à son restaurant Nathan Outlaw at Al Mahara à Dubai) et quelques autres.
Ce constat n’est pas inintéressant, mais la cuisine semble en ce moment plus chargée en émotions qu’un match de foot.
(Fin de l’entretien.)
Malheureusement je n’ai pas de photo du dessert, excellent, création du chef du Quai d’Orsay. Mais on a fini en beauté avec un château-d’yquem 2015.
À la petite cuillère
Textes et photos : Sophie Brissaud