Le Bonheur de Chine à Rueil-Malmaison
Deuxième volet (sans doute pas le dernier) d’une série d’articles de recherches, réflexions et vagabondages sur les diverses façons dont Paris se représente la cuisine chinoise et les cuisines asiatiques en général. Cette fois, on se penche sur les classiques sino-parisiens, et l’on a fait une très bonne pioche. Le Bonheur de Chine est un splendide restaurant gastronomique situé à Rueil-Malmaison (Hauts-de-Seine), mais si vous êtes de Paris intra-muros, ne vous avisez pas de prendre le RER pour vous y rendre, car il est plutôt côté Suresnes que côté Chatou. Pour y accéder, vous pouvez prendre le bus 144 à La Défense, le 241 à la Porte d’Auteuil ou le 244 à la Porte Maillot, arrêt place de la Paix. Ou marcher vingt minutes depuis la gare du Val-d’Or. Bon, j’arrête, vous avez compris : nous avons affaire à un joyau méconnu.
Pour les Parisiens qui, pour une raison ou l’autre, répugnent à traverser le périphérique, la chose va présenter quelques difficultés. Certains ajouteront peut-être à l’inertie une nuance de dédain, car il n’y a absolument rien de branché, de hot ni de trendy autour de cet établissement. Juste une belle adresse qui cajole sa clientèle, se procure de très beaux produits et les cuisine avec passion et respect. Mais il n’y a pas que les Parisiens d’en deçà les fortifs dans la vie, il y a aussi les autochtones. Et les autochtones, eux, se demandent encore ce qu’ils ont pu faire de sympa dans une incarnation antérieure pour avoir ce restaurant tout près de chez eux.
Le lieu est très beau, voire grandiose. Boiseries sculptées importées de Chine, rouge et acajou partout, Immortels taoïstes et paysages sinueux. Aquarium à poissons rouges et vivier à homards et langoustes (ne pas confondre). Grand espace doté de deux vastes salles et d’un salon qui peut être privatisé. On est adorablement accueilli par la charmante patronne. Extrême sensation de confort et de confiance, dans le style classique du restaurant chinois tel que les beaux quartiers de Paris ont toujours su faire. Ces restaurants où les familles bourgeoises du XVIe ou des Champs-Élysées allaient se régaler d’une cuisine peut-être parfois un peu parisianisée mais savoureuse, généreuse et soignée.
Cuisine fusion avant la lettre, puisque c’était le point de rencontre de diverses traditions véhiculées depuis des siècles par les diasporas chinoises amarrées en divers points de l’Asie du Sud-Est, de l’Amérique, de l’Europe. Dominante cantonaise, donc, et teochew, avec quelques touches de cuisine pékinoise et, plus récemment, sichuanaise, et tout cela sur fond de Viêt-nam. C’est normal, c’est de l’histoire. Même si d’autres cantines branchées en mode asiate font briller les yeux des médias, les « restaurants chinois-vietnamiens » de Paris qui, depuis des générations, mettent les petits plats dans les grands n’ont pas à rougir. Lequels, en fait, sont à l’image d’une Chine d’opérette ? Je vous laisse y réfléchir.
Vous n’y réfléchirez pas longtemps si ce homard sauté au sel et au poivre, directement passé du vivier à la planche à découper et de la planche au wok, apparaît devant vous. Plantez vos baguettes dans ses parties tendres, délectez-vous-en : c’est parfaitement cuit, finement relevé par le sel, le poivre et l’ail en abondance. C’est savoureux, moelleux, croustillant, euphorisant. J’insiste sur ce sentiment d’euphorie qui est précisément le résultat, et le seul, que peut produire la gastronomie, la vraie. Rien à dire, le classique est parfaitement exécuté. N’hésitez pas à croquer, grignoter, suçoter, user et abuser de la pince à crustacés : c’est de la gourmandise.
Le canard suit le homard. Pékinois, le canard, car c’est la spécialité de la maison. Cela rappellera peut-être à certains un autre fameux canard laqué à la pékinoise, celui de Chen Soleil d’Est, à Beaugrenelle. Ce n’est pas un hasard : M. Chen Yongwei, chef et propriétaire du Bonheur de Chine (honoré par le club Prosper-Montagné et officier du Mérite culinaire), est le frère de celui de Chen Soleil d’Est. Cela veut dire que vous pouvez y déguster une cuisine assez similaire, quoique moins chère. Attardez-vous un instant sur ce laquage : le croustillant est poussé à ses extrémités.
Après une rapide découpe, la peau du canard est présentée sur des chips aux crevettes (croustillant sur croustillant = double bonheur).
Roulé dans des crêpes de blé ultrafines et moelleuses avec une bonne rasade de sauce hoisin et de la ciboule émincée, c’est un irréprochable, un très grand canard pékinois. Tout à fait digne de ceux que j’ai pu manger à Beijing et, comparé à certains, meilleur.
L’attention au détail se poursuit à travers les deux services suivants : la chair du canard sautée — délicieusement tendre, juste saisie, accompagnée de nouilles fines…
Et un remarquable bouillon de canard aux champignons, aromatique et réconfortant.
La demi-mangue aurait pu être un peu plus mûre, mais ce n’est pas vraiment la saison. Et maintenant, la surprise : nous nous sommes délectés du menu royal, servi pour deux : 68 euros par personne avec le homard en entrée, le canard en trois services, un dessert et un café.
En dehors de ce menu, Le Bonheur de Chine propose des langoustes du vivier, des fondues chinoises et des poissons frais : turbot, dos de cabillaud, saint-jacques fraîches, ainsi que des classiques de Beijing, du filet de bœuf sauté au poivre noir, du poulet croustillant et du canard laqué à la cantonaise (moins croustillant que le pékinois mais tout aussi délicieux). La carte des desserts inclut coupe colonel, mystère flambé au Grand Marnier ou mangue fraîche, et le thé est au jasmin : classique, je vous dis. Outre le menu royal qui nous a été servi (136 € pour 2 personnes) : menu déjeuner à 19 ou 28 €, déjeuner et dîner à 35 €, menu gastronomique à 58 €, menu du bonheur à 59 € et menu canard pékinois à 109 € pour 2 personnes.
Le Bonheur de Chine se trouve au 2-6, allée Aristide-Maillol, 92500 Rueil-Malmaison. Tél. 01 47 49 88 88. Ouvert tous les jours sauf le lundi. J’espère que vous irez ; moi, en tout cas, j’y retournerai, en bus, en train, en voiture (celle d’un copain ou d’une copine) ou en trottinette électrique.
À la petite cuillère
Textes et photos : Sophie Brissaud