Asador Etxebarri : la maîtrise du feu
J’en rêvais depuis plus de douze ans. Le bouche-à-oreille était assourdissant. Tous ceux qui en revenaient en parlaient en termes dithyrambiques, mais je percevais qu’eux-mêmes manquaient de mots pour rendre justice à leur expérience. Les plus snobs disaient overrated (surestimé), les plus candides insane how good it was (dingue ce que c’était bon). C’est pourquoi, quand Mathieu Moity a proposé, il y a quelques semaines, un déjeuner d’amis à Asador Etxebarri, ce fut oui tout de suite.
Parmi les asadores (restaurants de grillades) du pays Basque, celui-ci est spécial, nous allons voir plus loin en quoi. Si vous n’êtes pas habitué aux plaisirs ibériques, sachez que « grillades » dans ce cas n’a pas grand-chose à voir avec le gril Courtepaille, encore moins avec Hippopotamus. C’est un art, un des plus grands arts culinaires du monde. Et c’est un art total : tout est grillé ; viandes, poissons, légumes, fruits. Cet art, Victor Arguinzoniz — le chef d’Etxebarri — le pratique à sa manière. C’est ce qui a rendu le lieu célèbre entre tous et lui a valu d’entrer au classement des World’s 50Best Restaurants.
Pourquoi ? Parce que ce n’est pas un asador comme les autres. Rarement les mots « maîtrise du feu » ont été si bien appliqués. Cet enfant du pays — le petit village montagnard d’Axpe-Atxondo, à une heure de Bilbao — a racheté le café-restaurant au centre du village et, aidé de sa famille, l’a retapé de ses mains.
Autodidacte, il a créé sa cuisine de toutes pièces afin de perpétuer l’art antique et admirable de la grillade basque. Du feu de bois, rien que du feu de bois. Les tas de sarments, de ceps de vigne (pour les viandes) et de troncs et branches de chêne vert (pour les produits de la mer et les légumes) que l’on aperçoit dans l’annexe sont l’unique combustible.
L’économie de moyens le dispute à l’ingéniosité du dispositif. Difficile de faire le lien entre la cuisine telle qu’on la découvre et les repas fabuleux qui en sortent : une petite pièce, les grils d’un côté, deux fours à bois de l’autre, un passe-plats au milieu. C’est tout. Victor a doté ses grils d’un système de hauteur ajustable qui lui permet de contrôler la cuisson avec une grande précision. Quand il sort de son restaurant, il va prendre soin de sa ferme, de ses chèvres, de ses moutons, de ses poules. À sa table, beaucoup de produits en viennent.
Pour nous, cela commence par un clocher sur fond de montagnes. La carte postale ne ment pas : c’est aussi simple et pur que ça en a l’air. Une église, une chapelle, un fronton de pelote basque, le gros restaurant au milieu, quelques fermes autour, et tout le monde parle basque. Ça sent le feu de cheminée. Alentour, les ânes braient, les chevaux hennissent, les vaches meuglent, et des murmures mélodieux montent dans l’air. C’est quoi ? Des anges ? Ça vient de l’église. C’est la messe du 1er novembre, chantée en basque par des hommes aux voix profondes et assurées. Tout ce charme est un avant-goût du repas. De notre arrivée au départ, tout aura la même honnêteté.
Et la même simplicité rurale. Asador Etxebarri, ce n’est pas seulement un destination restaurant, c’est aussi le café du coin où tout le monde se retrouve après la messe. Grâces soient rendues : les mémés papotent, les pépés trinquent au txakoli, au vermouth ou à la bière, on gare les poussettes entre les tables, on grignote des tapas, on repaie une tournée.
La table est à l’étage. Ambiance plus calme, mais toujours montagnarde : pierre, bois, et cette enivrante odeur de cheminée. Les petits plats se succèdent très vite. La carte des vins est superbe, mais le recours au sommelier est utile. Un premier chapitre est consacré au pays Basque, ensuite c’est blanc, rouge, effervescent, toutes origines confondues. Nous décidons de faire dans l’espagnol, on n’est pas venu de si loin pour boire du bojo. Parmi les quelques bouteilles choisies, je retiens ce viognier vallegarcia de la région de Tolède qui a vraiment enchanté tout le monde.
Tout ce repas aura des couleurs fauves automnales parfois relevées d’une touche de rouge ou de jaune. Je préfère vous prévenir : je ne vous dirai pas « c’est bon », « c’est délicieux », etc., parce que la répétitivité a des limites. Admettons dès maintenant que tout est formidable ; voilà, c’est fait. Les photos parlent d’elles-mêmes. Et je rappelle que l’arôme magnifique du feu, de la fumée, du gril, imprègne chacun de ces plats. Ce goût de grillé-fumé, c’est la signature Etxebarri.
Un bouillon de champignons accompagne des toasts de riz croustillants garnis de chanterelles en tube.
La mozzarella (vache et chèvre) est faite maison, comme l’est le beurre de chèvre saupoudré de sel noir.
« Sous les anchois, c’était une crème de poivron ou de tomate ? » m’a demandé plus tard un habitué. Je n’étais pas sûre. L’anchois était d’une telle puissance qu’il prenait toute la place. Le pain croustillant et fin, arrosé d’huile d’olive, était un support idéal.
Moules en sauce marinière : presque crues, dans un jus délicatement tomaté.
Chlamys varia, pétoncles noirs grillés, à gober en une bouchée, juteux, juste caressés par la chaleur, avec leurs bardes, sans aucune pudeur.
Cette kokotxa (muscle mentonnier) de morue était tout aussi juteuse, panée à l’œuf, sublime.
Les gambas de Palamòs qu’on nous conseille de déguster « la tête en bas » (la leur, pas la nôtre évidemment), en raison de l’abondance de jus marin et sapide qu’elles contiennent.
Merveilleux plat de cèpes et d’aubergines, un grand moment de velouté, de finesse et de goût. J’ai rarement vu des cèpes traités avec autant d’amour. Sauf peut-être en Auvergne, il y a très longtemps…
Œufs brouillés aux chanterelles, en fait il s’agit juste du jaune de l’œuf. Riche, collant et savoureux, surtout avec l’ajout de quelques grains de sel.
Pour moi, le sommet du repas, le genre d’association qui représente le mieux le talent basque : vessie natatoire de poisson en pil-pil, poivron grillé, cracker de riz. Un très, très grand plat. J’ai une illumination : cette cuisine me rappelle quelque chose. Oui, cette maîtrise de la texture, de l’onctuosité, du collagène, du fondant, cela me rappelle la grande cuisine chinoise, par exemple celle du Guangdong (Canton et Chaoshan). Là aussi on respecte le produit jusqu’à l’idolâtrie ; là aussi on maîtrise le feu au poil près ; là aussi on sait prendre soin de la texture, du moelleux qu’apporte le collagène, du surcroît de saveur que donnent la réduction extrême et le lent rôtissage. L’art de la cuisine basque et celui de la cuisine chinoise se ressemblent car ils n’ont pas oublié ce qui donne du goût aux choses. Presque partout ailleurs en France, et dans la cuisine internationale de bon ton, on a totalement oublié cela, alignant les ennuyeuses pièces de viande taillées en cylindre, les compositions raides et insipides à la Bocuse d’Or, sans oublier les additifs et texturants pour que ça tienne ou pour détourner l’attention, étant donné qu’il n’y a plus d’art de la cuisson pour maintenir le tout ensemble. Pourquoi ? C’est pourtant si simple. Enfin, pas simple dans la réalisation, mais simple dans le principe. Pourquoi la cuisine qui a vraiment du goût fait-elle maintenant figure d’exception ?
Arrivent les grosses pièces. Deux magnifiques besugos (pageots rosés) ont été grillés pour notre table. Nous les liquidons littéralement, jusqu’aux petits interstices de la tête, et même la queue y passe.
Deuxième belle pièce, cette chuleta (côte de bœuf) de rouge de Galice. Croûtée, croustillante, et pourtant bleue à cœur : maîtrise du feu.
Même les petits légumes qui l’accompagnent sont imprégnés de la douce odeur du gril.
« Une surprise pour vous », nous dit la patronne. C’est un grand plat de cabri rôti sortant du four. Nous n’avons plus faim, mais nous dévorons.
Les desserts ne sont pas le point fort : oui, cette glace au lait réduit est bonne, le jus de betterave la soutient d’une note terrienne, mais il me paraît difficile d’apprécier un dessert après tout ce bombardement d’umami, de saveur pure, auquel je ne trouve maintenant plus rien à ajouter. Essayez d’y aller : ce restaurant appartient à la catégorie Au moins une fois dans votre vie.
Ah oui : 176 € pour tout ça. Ce n’est pas donné, j’en conviens, mais c’est moins cher que certains déjeuners à trois étoiles et meilleur que beaucoup d’entre eux.
Asador Etxebarri – Plaza de San Juan 1, 48291 Axpe-Atxondo, Bizkaia, Espagne. Tél. : +34 946 58 30 42. Ouvert seulement au déjeuner, mais on peut aussi dîner le samedi soir.
À la petite cuillère
Textes et photos : Sophie Brissaud