Dîner des Grands Crus classés au Château d’Yquem
En alternance avec Bordeaux fête le vin et pour célébrer l’ouverture de Vinexpo, le dîner des Grands Crus classés en 1855 pour la presse internationale a lieu tous les deux ans. Il se tient, selon l’année, dans la salle des Horloges de la Chambre de commerce de Bordeaux (dans les bâtiments de la très belle place de la Bourse) ou dans un château de premier cru classé de Médoc et de Sauternes. C’est ainsi qu’en 2015, il s’est tenu à Château Margaux, qu’en 2017 il était dressé à Château Latour (Food & Sens y était), et que cette année, c’est à Château d’Yquem que nous avons eu l’honneur d’être invités.
L’entrée au château par les vignes nous permet d’admirer la nouvelle boutique et la superbe mise en scène des bouteilles — Yquem et Y, le blanc sec.
Il est toujours émouvant de retrouver la paisible architecture néoclassique des chais. Ces murs d’un blond pâle lumineux à la bordelaise couverts de rosiers, les fameux rosiers d’Yquem.
Et l’on repasse avec joie par la terrasse arborée qui s’étend à l’est des murailles du château. J’y ai passé de longs moments en compagnie du vent, des arbres et de la vue magnifique sur le Sauternais (nous sommes au sommet de la terrasse supérieure de Sauternes). J’y ai même fait des siestes.
Le château, bâti entre le XIIe et le XVIe siècle, reçoit les invités pour l’apéritif.
Je croise en passant M. Brice Leboucq, fondateur de La RVF Chine et importateur d’excellents vins chinois, et son épouse. À droite, Sylvain Boivert, directeur du Conseil des grands crus classés en 1855.
Dans la cour du château, tous les grands crus classés en 1855 ont été dressés en cercle.
Parmi eux, les sauternes attendent dans des seaux de glace.
Potel et Chabot aux amuse-bouche. Le célèbre traiteur est aussi chargé de l’exécution du dîner.
Dîner auquel il est temps de se rendre. Les tables ont été dressées sous un grand barnum transparent en contrebas des chais.
On y est joyeusement serrés. Chacun cherche son numéro de table. L’ambiance s’enfle d’une grosse vague de festivité.
Le chef qui, ce soir, a conçu ce dîner des Grands Crus est Arnaud Donckele, chef de La Vague d’Or à l’hôtel Cheval-Blanc (Saint-Tropez). Je connais ce compatriote (rouennais) de loin à travers quelques recettes complexes et minutieuses que j’ai eu à travailler dans quelques livres, et par sa collaboration avec mon ami photographe Richard Haughton. C’est la première fois que je goûte sa cuisine. J’ai pris ce portrait après le dîner, quand il souffle un peu. Il est lessivé, la tension a été énorme. Nous allons voir comment il s’est tiré de cet exercice qui peut en intimider certains : accorder sa cuisine avec Yquem, le Premier Grand Cru supérieur — le seul — des 88 crus classés en 1855, un sauternes de surcroît. Bon, personnellement, je tempère l’enjeu. Il n’est en fait pas difficile d’accorder la cuisine avec les sauternes. C’est même plus facile qu’avec les autres vins. Il suffit d’être un vrai cuisinier et de sortir des idées reçues. « Tous mes plats vont avec du sauternes ! » disait Alain Senderens à Arnaud de Pontac, propriétaire du château de Myrat. Mais Yquem, précisément ? C’est une autre histoire. C’est un vin tout en paradoxe, avec (comme tous les grands sauternes, par exemple château-climens) quelque chose d’inexplicable, qui dépasse le langage. Liquoreux, certes, mais qui vous attaque comme un fauve et occasionne une morsure profonde. Avec cette suavité, cette résine de pin et ce mordant, il faut jouer très, très finement, comme sur un clavecin qui vous aurait été, sans prévenir, tendu par un ange.
Mais le moment n’est pas encore venu de se mesurer avec ce paradoxe de flamme et de fraîcheur qu’est Yquem. La coutume de ces dîners des Grands Crus consiste à réunir plusieurs propriétaires de château à chaque table, et les vins servis à cette table sont les vins de leurs châteaux. Par exemple, à ma table n° 22 étaient assis, avec leurs épouses, José Sanfins, directeur technique du château Cantenac-Brown à Margaux ; Orphée Amougou, propriétaire du château Saint-Pierre à Saint-Julien. Le sauternes était représenté par M. Miguel Aguirre, directeur d’exploitation du château La Tour-Blanche.
Les deux premiers plats ont donc été conçus pour accord avec des médocs rouges. C’est le cas de l’entrée, Comme un jardin de printemps. La dominante aromatique de tous ces légumes est livèche et bergamote, la profusion d’espèces végétales accomplit paradoxalement l’harmonie, la truffe est inutile. L’accord est très beau avec château-saint-pierre 2009, dont le velouté terrien rejoint les saveurs un peu anisées de l’ensemble, et moins convaincant avec château-cantenac-brown du même millésime, plus abstrait et moins animal.
Bar de ligne juste saisi et délicatesse fondante, matelote giboyeuse au médoc. Je simplifie les titres des recettes. Un plat velouté et soyeux, accompagné d’une magnifique sauce au vin. Cette fois, cantenac-brown remporte la partie.
Le moment du sauternes est venu. Celui d’Yquem, pas moins, carrément apporté en double magnum de 2001. Ça va saigner. Tout le monde prend le double magnum en photo. Peu d’entre nous en ont déjà vu un.
C’est là, à mon avis, qu’Arnaud Donckele se réveille vraiment. Et c’est bien normal : l’exercice précédent, accorder deux plats avec deux rouges de Médoc variant pour chaque table, était plus hasardeux. Mais là, on est en terrain précis, balisé, pile-poil. Que faire avec Yquem 2001 ? Et vous, qu’est-ce que vous croyez qu’on va faire ? Du trapèze volant, évidemment.
Le numéro commence par ce petit verre de consommé ultra-concentré (« tisane tiède de volaille pour préparer les papilles ») qui goûte et sent la volaille, la truffe, les herbes amères et le sauternes (y en a, comme il y a de la pomme dans la gnôle des Tontons flingueurs). Culotté, futé, et une profession de foi de grande cuisine classique.
Il s’épanouit dans cette « volaille sauvage d’Yquem », un blanc de volaille ultra-tendre dans un jus lié intensément sapide, épices, kumquats, un peu de sucre, un peu de croustillant. L’Yquem 2001, dans les verres, donne sa bénédiction pleine et entière. Le plat a été travaillé au poil près, avec un pied à coulisse et beaucoup d’intuition, pour rencontrer ce vin somme toute intimidant. Résultat, c’est d’une justesse impressionnante, c’est un histoire d’amour, et en plus c’est très bon.
Je regrette qu’il n’y ait pas une photo du baba au sauternes de trois mètres de longueur, porté sur les épaules des serveurs comme la dépouille d’un grand guerrier, mais il a disparu trop vite de mon assiette. Pas grave : il me reste de l’image. Sortant de table, nous découvrons, ébahis, que les flonflons sonnants et un brin too much qui accompagnaient l’arrivée de chaque service n’étaient pas de la musique en boîte, oh que non. Toute une rangée de violoneux et de batteurs sur tonneaux est au pied du château, archets et baguettes au clair, pour accompagner notre départ d’Yquem. Ça alors, c’était du live ! Les violons du roi, pas moins ! Un dîner d’émerveillement jusqu’aux derniers pas.
À la petite cuillère
Textes et photos : Sophie Brissaud