Cuisine sans frontière – Ayman est un réfugié érythréen, il est devenu chef du Café du Nord un bistrot en Côte-D’Or
Il y a trois ans, le petit bistrot rural d’Arnay-le-Duc, en Côte-d’Or, a embauché Ayman, un réfugié érythréen passé par le Soudan puis Calais. Un mariage réussi, puisqu’il en est devenu le chef en janvier dernier.
Source – Libération
On ne vous fera pas de dessin, mais c’est souvent autour de Noël et de la fin de l’année que ça rode. Quand revient ce drôle de sentiment, tendre et mélancolique, que l’on est tous né d’un quelque part que l’on traîne dans notre sac à dos de vie où il y a toujours une poche bien remplie : la bouffe. Elle résonne dans la mémoire pour le meilleur et pour le pire. Tiens, la coquille de poissons et de fruits de mer gratinée du réveillon, ça c’est du souvenir enluminé, celui des beaux jours et de la bonne cuisine sur la nappe brodée du trousseau de la daronne sur laquelle on dépose aujourd’hui nos Saint-Jacques juste saisies à la poêle. Car dans le sac à dos du mektoub, il y a aussi cette bouteille à la mer qu’est la transmission. Au gré des vents de nos saisons psychiques, elle échoue sur un coin de fourneau où l’on mitonne des châteaux de sable de goûts.
Mais la bectance, c’est comme les giboulées de printemps, derrière le grand soleil il y a toujours une embuscade de nuages noirs. A chaque fois qu’il est question de guerre, de dictature, d’épuration ethnique, de misère, de pauvreté, la bouffe finit par vibrer dans ces destins déracinés. C’est déjà une nécessité vitale, celle du corps bien sûr. Mais c’est aussi une façon de se raccrocher au désir de vie. Il suffit parfois d’un rien pour faire partager un peu de soi, par-delà les frontières, les mers et la diversité des cultures.
On pense à tout cela, l’autre jour, en remontant les ruelles pavées d’Arnay-le-Duc (Côte-d’Or), un bourg de 1 500 habitants posé entre l’Auxois et le Morvan. C’est que l’on a rendez-vous avec Aymad Marmouhd Madany, 40 ans, né en Erythrée, dictature oubliée. Réfugié et titulaire d’une carte de séjour de dix ans en France, il est cuisinier en CDI au café du Nord, où l’on aime venir manger l’œuf en meurette, ce triptyque savoureux de la cuisine bourguignonne avec au centre le jaune gourmand et coulant cerné par le blanc et entouré de la sauce au vin. En parler, c’est déjà saliver.
Maison de tolérance
La première fois que l’on a entrevu le café du Nord, c’était peu avant sa réouverture, à l’orée de l’été 2012. Avec la magnifique typo de l’enseigne en lettres brunes sur fond bistre, le camaïeu de gris de ses murs et de son plafond en caissons, le carrelage moucheté, les grands miroirs ourlés de laiton et ses banquettes rouges, ce rade flamboyant et séculaire s’était endormi à la mort de son ancien propriétaire. Une tribu a décidé de le faire revivre : Sonia et Jean-François Cautain, un couple baroudeur passé par l’humanitaire et la diplomatie, ont fourni l’artiche, Valérie Boudot, une Bourguignonne née en Algérie s’est mise aux fourneaux et au comptoir tout en recrutant une escouade de filles. Le tout mijotant via Skype entre Arnay-le-Duc et Islamabad (Pakistan), où Jean-François Cautain est ambassadeur de l’Union européenne.
Les racines n’ayant pas de frontières, le café du Nord a ressuscité en un caravansérail où se brassent tous les goûts et toutes les couleurs, à l’image de la carte et des menus : l’œuf poché sauce époisses croise le brick au jambon du Morvan, les falafels et le jambon persillé. Et parce que bouffer, c’est revendiquer, le café du Nord fait la part belle aux produits locaux (pommes de terre, escargots, fromage de chèvre, volaille…) et déborde d’activités culturelles, récréatives et militantes qui en font une bonne maison de tolérance : séances dîner-ciné (12 euros), veillées en patois, débats, soirées music-hall, repas afghan et rencontre avec la Cimade (l’association de soutien aux migrants), activités avec l’épicerie d’Arnay dans le cadre de l’opération «Gardons le moral, consommons local»…
En 2015, le café du Nord est à la recherche d’un cuisinier, ce qui n’est pas une mince affaire en zone rurale et dans une profession confrontée à un turnover et à une pénurie importants. L’équipe, qui croit en la solidarité et l’insertion par la bectance, se tourne vers le centre d’accueil temporaire – service de l’asile (AT-SA) qui vient d’ouvrir à Pouilly-en-Auxois (Côte-d’Or), à 17 kilomètres d’Arnay-le-Duc. Installé dans une ancienne caserne de gendarmerie, il accueille une quarantaine de migrants venus du Soudan, d’Erythrée, du Tchad, du Congo ou d’Irak qui avaient échoué dans la «jungle» de Calais.
Ayman est l’un d’eux. Né en Erythrée, il a occupé différents jobs dans des hôtels et des restaurants de Khartoum, la capitale du Soudan… «On était très émus quand on nous l’a présenté, raconte Sonia Cautain. On se demandait ce qu’on allait faire, quelle cuisine on allait faire ensemble. Ayman n’avait pas le permis, son français était incertain. Il fallait qu’on le loge. Il s’est retrouvé aux fourneaux avec Valérie [Boudot]. Il a tout de suite été en confiance avec nous. Il n’y avait aucun doute d’un côté comme de l’autre.»
Périple – Commis, puis second, Ayman est le chef du café du Nord depuis janvier dernier. Quand on s’installe près de lui pour le service du soir (22 réservations), il sourit doucement en préparant une tarte aux champignons, à la courgette et au fromage de chèvre. De son enfance à Tenesey, une petite ville de l’ouest de l’Erythrée, il évoque le mouton aux gombos de sa mère en rangeant ses boîtes de cumin, de coriandre et de curry. «Il cuisine toutes les épices du monde, alors que nous, c’est ail, thym, sel et poivre», sourit Sonia Cautain. Ayman est aussi un sorcier des viandes, en rendant le porc et le sauté de veau si tendres qu’on peut les manger à la cuillère, comme un gigot de sept heures. «Il fait un rôti de porc à l’époisses phénoménal», répète-t-on au café du Nord.
Du périple qui l’a conduit du Soudan à la Bourgogne, il ramasse sobrement quelques mots : «La Sicile, Vintimille, Nice, Calais, je voulais aller en Angleterre.» Avant, il est passé par la Libye. «Deux mois.»Silence. Ayman coupe des tomates, émince des oignons et écrase des gousses d’ail. «C’est important, l’ail. Dans la cuisine soudanaise, on utilise l’oignon pour épaissir les sauces, en France vous prenez de la farine.» Il fait dorer les légumes dans la poêle, sort de l’aneth du congélateur. Dans deux jours, Ayman s’envolera pour Khartoum, où il va retrouver sa femme et sa mère, qu’il aimerait faire venir en France. «Il est complètement éligible au regroupement familial», explique Sonia Cautain, qui le soutient dans ses démarches. «Je vais ramener des épices et des mangues du Soudan», sourit Ayman.
On parle de poivrons farcis, de koftes, ces pépites orientales de viande hachée, tandis qu’il fait revenir des blancs de poulet. Il aime cuisiner l’agneau avec des mirabelles, le bœuf bourguignon, fait goûter sa purée qu’il parfume avec de l’ail et la coriandre. Il montre sa sauce meurette qui réchauffe doucement tandis qu’il annonce le menu du soir à Océane, la jeune serveuse : «Blancs de poulet, sauce tomate, beurre de cacahuète.»«J’ai oublié où était le « h » dans « cacahuète »!» s’exclame Océane.
«Menaces de mort» – Dans ce ballet tranquille qu’est la cuisine d’Ayman, il y a ses gestes d’ici et d’ailleurs. Le voilà qui prépare un bassima, un gâteau d’origine égyptienne. Il mélange la polenta, la noix de coco râpée, du beurre, des yaourts, de la crème, des œufs, et confectionne un sirop de sucre avec un bâton de cannelle, du jus de citron vert et des graines de cardamome. Il a une fierté pudique à expliquer sa recette. La cuisine embaume un peu du destin de cet homme, passé de l’Erythrée et du Soudan à cette France des chefs-lieux de canton et des ronds-points où, chacun à leur façon, des gilets jaunes et des cafés du Nord revendiquent une autre vie que celle qui gravite autour de la pompe à essence, du supermarché et des fins de mois intenables.
En août, sous le titre «Ces restaurants qui embauchent des réfugiés», le quotidien bourguignon le Bien public relatait «la ténacité et la joie de vivre» du café du Nord, mais aussi d’autres embauches de réfugiés dans un restaurant de Montbard et au McDonald’s de Pouilly-en-Auxois. «A la suite de cet article, nous avons reçu des mails d’injures et des lettres de menaces de mort, affirme Sonia Cautain. On a déposé plainte à la gendarmerie d’Arnay-le-Duc. On a eu droit aussi sur Internet à des commentaires comme « Bravo d’engager des envahisseurs », « Votre restaurant va devenir la cantine des traîtres ». Il y a aussi des gens qui nous ont accusés d’être des esclavagistes, des négriers des temps modernes. On était surpris, énervés par ces réactions, mais en même temps soulagé qu’Ayman ne soit pas directement attaqués. Je crois aussi qu’on s’en est pris à moi parce que je suis une femme.» Parfois, raconte Sonia Cautain, des clients lui chuchotent : «C’est super ce que vous faites. Des gens modestes, pas des bobos, des intellos comme l’imaginent nos détracteurs.»
Quand il n’est pas aux fourneaux, Ayman vit désormais à Dijon, où il loue un appartement, bûche son français et son dossier de validation des acquis de l’expérience (VAE) dans le but d’obtenir son CAP de cuisine.
Avant de quitter le café du Nord, on s’attarde sur l’exposition qu’il accueille dans l’ancienne salle de bal, à l’occasion du centenaire de l’armistice de la Première Guerre mondiale. Il s’agit des portraits du peintre suisse Eugène Burnand (1850-1921) représentant des soldats de 14 nations alliées : spahi algérien, tirailleur tonkinois, sous-officier écossais, infirmière américaine, poilu français témoignent de cette diversité trop souvent oubliée des peuples engagés dans la boucherie mondialisée. Ayman est en plein service. On n’ose plus le déranger, mais on goûterait bien le bassima dont le moule trône près du comptoir. Problème : il n’en reste plus une miette.
Café du Nord 12, place Bonaventure des Périers, 21230 Arnay-le-Duc. www.cafedunord.eu ou 03 80 64 10 50