Dai Jianjun, activiste du terroir chinois (épisode 1)
Bonne année, bonne santé. L’actualité des restos parisiens attendra. Chers lecteurs de la Petite Cuillère, c’est le temps des étrennes et j’ai décidé de vous faire cadeau d’un roman-feuilleton de plusieurs semaines en Chine, à la rencontre de mon ami Dai Jianjun, activiste agro-culinaire de Hangzhou (Zhejiang). Ce sera la synthèse en version française de deux articles écrits en anglais, le premier pour Fool Magazine en 2011, le second pour le regretté magazine new-yorkais Food Arts en 2013, dans le sillage de ma série documentaire Le bonheur est dans l’assiette (Arte/Petit Dragon 2012), dont un des épisodes lui était consacré. Le texte a été traduit, allongé et enrichi de telle sorte qu’il est entièrement nouveau, et les photos sont pour la plupart inédites.
Nous sommes en 2010, en plein hiver chinois, et je pars à la rencontre de Dai Jianjun sur la foi de sa seule réputation : un article de Fuchsia Dunlop publié en 2008 dans le New Yorker. Je ne connais pas M. Dai et je n’ai jamais communiqué avec lui. À ce stade, il pourrait très bien être un mythe. Pendant un séjour à Canton chez mes amis Jing et Sébastien de Jing Tea Shop, nous faisons un saut à Hangzhou (deux heures d’avion tout de même, un assez grand saut) pour rendre visite à un partenaire professionnel de Sébastien, M. He. Cela me paraît une bonne occasion de rechercher Dai Jianjun et de lui proposer le projet de film, mais pour le moment j’avance dans l’inconnu et je ne suis pas sûre que ce que je cherche existe vraiment, du moins sous la forme décrite dans l’article de Fuchsia.
Hangzhou est sous la neige. Une vague de froid historique. Je n’ai aucune idée de la façon dont je vais trouver M. Dai. Je n’ai que le nom de son restaurant : Long Jing Cao Tang, le Manoir de Long Jing.
M. He me propose son aide avec une nuance de scepticisme : il n’a jamais entendu parler de l’endroit. Et comme il est fort bien connecté à la meilleure société de Hangzhou, s’il n’en a pas entendu parler, cela n’augure rien de bon. À votre place, je ne me ferais pas trop d’illusions, me dit-il. Beaucoup de restaurants de cette ville se font passer pour bio. En général, c’est de l’arnaque. De plus, comme vous en avez entendu parler en Europe, je flaire le piège à touristes. Vous avez vraiment envie de continuer la recherche ?
— Oui, sans aucune hésitation. Essayez, je vous prie.
Il ne tarde pas à tomber sur une page web d’une simplicité minimaliste : une petite photo sans indication particulière, une adresse, un numéro de téléphone et une phrase, spécialité : soupe de canard.
M. He est fort étonné, car un piège à touristes ne serait pas si discret. De toute évidence, le lieu fait tout pour ne pas être trouvé, signifiant ainsi que sa clientèle lui est acquise par le bouche-à-oreille. M. He surmonte sa vexation de se trouver face à un très bon plan dont il n’a pas connaissance, compose le numéro, parle pendant quelques minutes, puis raccroche : « M. Dai n’est pas à Hangzhou. Il est dans les montagnes, occupé à son prochain projet. Le directeur du restaurant m’a donné son numéro de portable. » Nouveau coup de fil, nouvelle conversation animée, et puis la surprise : « M. Dai vous invite dans les montagnes pour faire sa connaissance. Il vous envoie une voiture du Manoir de Long Jing, elle sera là dans un quart d’heure. Il y a six heures de route. »
Pendant quelques secondes, je reste comme deux ronds de flan. Non seulement Dai Jianjun existe, mais en plus il m’ordonne de le rejoindre au milieu de nulle part, embarquement immédiat. Il semble qu’il se soit décidé à la seule mention de Fuchsia Dunlop. Je regarde Jing, ma copine cantonaise tout-terrain et ma précieuse assistante en toute escapade :
— Tu devines la suite.
— Est-ce que j’ai le choix ? dit-elle d’un air mi-résigné, mi-excité par l’aventure.
— Super ! dit Sébastien, son mari. Moi, je vais rester bien au chaud à l’hôtel à regarder des DVD.
Si Hangzhou est alors recouverte d’une épaisse couche de neige, la région environnante doit reposer sous une couche plus épaisse encore.
Dai Jianjun ne nous a pas raconté d’histoires : quinze minutes plus tard, pas une de plus, pas une de moins, la 4 X 4 nous attend. Au volant, Zhou Guofu, chef acheteur du restaurant, bel homme au crâne rasé, aux manières joviales et énergiques, et oncle maternel de Dai. Enveloppées dans ce que nous avons pu trouver de plus chaud, nous nous abandonnons à cette traversée d’un Zhejiang glacial.
La nuit tombe comme un rideau peu après notre départ. La neige va probablement rallonger ces six heures. Jing dormira pendant presque tout le trajet. Seule lueur dans la nuit, une petite figurine dorée de Guanyin, divinité de la Miséricorde, posée devant le pare-brise me plonge dans un état semi-conscient. De temps en temps, je m’éveille tout à fait : je suis dans une voiture inconnue, en pleine nuit, sur une route inconnue, lancée vers une destination mystérieuse dans un pays lointain, sans avoir eu le moindre contrôle sur la situation. Mais comme il est trop tard pour s’inquiéter, je n’éprouve aucune inquiétude.
Après des heures et des heures de petites routes sinueuses, M. Zhou s’arrête à mi-pente : il y a trop de neige et de glace, nous dit-il, pour terminer la route. Au moment précis où nous sortons de la voiture, plusieurs silhouettes masculines émergent de l’obscurité. Un homme me saisit sous le bras droit, un autre sous le bras gauche, et nous commençons la descente d’un escalier de pierre sous un ciel étoilé magnifiquement pur. L’air aussi est pur et vif, mais la lune est absente et l’on n’y voit goutte. La descente me révèle progressivement une odeur froide : celle d’un plan d’eau. C’est bien cela : dans le faisceau d’une lampe-torche apparaît, environné de brume, un petit bateau de bois verni d’aspect ancien, posé sur une eau calme. Nous embarquons pour nous effondrer dans d’exquis fauteuils Ming, au sein d’un décor luxuriant de boiseries sculptées en entrelacs et de calligraphies encadrées d’or. Mais c’est quoi ce truc ? murmure Jing. Son téléphone sonne comme pour lui répondre. À travers ses cheveux résonne la voix étonnée de Sébastien. Nous sommes à bord d’un bateau, dit Jing paisiblement. La voix de Sébastien monte de plusieurs décibels : UN BATEAU ?
— Nous traversons un lac, répond Jing. Je te rappelle plus tard.
Sur l’autre rive, la couche de neige et de glace a doublé. Deux bras solides s’emparent de nouveau de mes aisselles et m’aident à gravir un chemin escarpé couvert de verglas. Nous montons lentement, une demi-heure de marche dans l’obscurité totale et l’odeur fraîche des conifères. Enfin, une petite lumière perce la nuit au bout d’une longue muraille blanche. Mes deux anges gardiens, qui me tiennent toujours solidement sous les bras, me font traverser un grand portail en lune, m’aident à descendre un escalier de bois puis à traverser un pont qui s’engouffre dans une forêt de bambous.
Après un second portail, nous nous retrouvons dans le jardin d’un manoir de style Ming dont les formes se devinent sous la neige. Nous n’avons pas seulement traversé le Zhejiang mais aussi cinq siècles d’histoire. Dans une lueur douce filtrée par des croisillons de bois apparaissent les silhouettes de jeunes hommes et de jeunes femmes qui s’approchent de nous, précédés d’un homme qui s’adresse à mes porteurs avec autorité : Si vous la laissez tomber, vous êtes virés !
Puis, s’adressant à moi avec un sourire charmant : Je m’appelle Dai Jianjun. A Dai.
(À suivre.)
Pour lire l’épisode 2, c’est ici.
À la petite cuillère
Textes et photos : Sophie Brissaud