Akrame chez lui (et un peu d’archéologie)
Il arrive parfois qu’à Paris, quelques mètres carrés suffisent à voyager loin dans l’espace et dans le temps. Pour évoquer le nouveau restaurant du chef Akrame Benallal, il faut commencer par faire un peu d’archéologie et procéder graduellement, par couches. Cela commence par la poignée d’une porte cochère, une sirène de bronze qui a l’âge de l’immeuble où est installé le restaurant. Polie par des centaines de milliers de mains pendant cent soixante-dix-sept ans, elle sourit encore malgré son usure. Cette figure étrange et belle est à l’image de tout le reste.
Nous sommes entre la Madeleine et la gare Saint-Lazare. La rue Tronchet est une des plus animées de Paris. Le cœur de la ville y bat. Pourtant, derrière cette porte commence un autre monde.
La cour où nous venons d’entrer est celle de l’hôtel particulier du comte James-Alexandre de Pourtalès, inscrit à l’inventaire des Monuments historiques. Sa construction par l’architecte Félix Duban (à qui l’on doit l’École des beaux-arts de Paris) fut achevée en 1839. Époque bénie de l’architecture romantique néo-Renaissance, tout en finesse et en mélancolie, encore préservée de l’emphase et des flonflons du Second Empire.
En témoignent la superbe copie en marbre de la Diane de Gabies ou le masque de fontaine, peut-être le plus beau que l’on puisse voir à Paris : les serpents mêlés aux cheveux, les doigts étreignant la chevelure au-dessus du front l’identifient clairement comme la gorgone Méduse. Mais alors que la créature mythique affiche le plus souvent un visage hideux et convulsé, ce masque arbore des traits fins et apaisés, un sourire ensorcelant qui n’obéit pas aux stéréotypes du néo-antique. Le commanditaire aurait-il fait représenter par le sculpteur une figure féminine aimée ? Peut-être celui de son épouse, morte peu avant la construction de l’hôtel. Mais alors pourquoi une gorgone ?
Le restaurant d’Akrame est en continuité parfaite avec son cadre extérieur ; la même magie énigmatique s’y manifeste. Ouvert comme un pop-up pendant les travaux de son « gastro » rue Lauriston, il se révèle comme du provisoire définitif. De cette solution de dépannage, le chef a fait un lieu au sens fort du terme. On a l’impression que le lieu a trouvé son chef plus que le chef n’a trouvé le lieu.
Akrame est un chef rigoureux qui échappe aux définitions. « Chéri des médias », comme on dit, il n’est pourtant jamais là où on l’attend. Cette image sociale est équilibrée par une part de mystère. Sa couleur préférée, le noir, résume tout : rigueur spirituelle et quête de l’essentiel. Il se sent bien ici. Il a très envie d’y rester. Le lieu lui ressemble. Mieux qu’aménager son décor, il y a placé plusieurs univers différents, un jeu de contrastes.
Première ambiance : déboussolée. Une fois entré, on se demande si on ne s’est pas trompé de porte en passant par l’office. Un baby-foot bleu-blanc-rouge rutilant accapare presque tout le vestibule et une étagère d’acier lourdement garnie de bocaux de cuisine en plastique, contenant épices et céréales, occupe le reste.
Deuxième ambiance : Rien à voir. Nuit, obscurité. À gauche du baby-foot et des bocaux s’ouvre une première salle ou plutôt une crypte, recueillie, obscure, un salon de palazzo baroque éclairé à la bougie. Une grande table d’hôte en bois nu y est dressée, et au fond, le bar noir est conçu comme la scène d’un théâtre ou un écran de cinéma.
Troisième ambiance : jour, lumière. Seconde salle lumineuse, en longueur, superbe éclairage diurne. Des miroirs savamment disposés agrandissent la perspective. Il y a de l’art jusqu’au plafond.
La diversité des atmosphères, juxtaposées sans rupture d’harmonie, souligne la nature du travail d’Akrame : il n’y a pas de concept, il n’y a que de l’énergie. Dans sa déco comme dans tout le reste, le chef joue finement du paradoxe : populaire mais à l’opposé des tendances actuelles. Contemporain mais se fichant des modes. Clair et lisible, mais secret. Ce n’est pas qu’il soit silencieux, mais il livre somme toute peu de chose par la parole, car il entend se rendre lisible par sa cuisine. Et il le fait.
Beurres barattés maison : estragon-citron vert et charbon végétal-fève de tonka. Chaque convive a son couteau à beurre, les couverts sont disposés en oblique, ouvrant largement l’espace de la table au convive, libérant ses gestes. On peut parler de design, mais en réalité ce sont des attentions. Et partout, le bois règne, matière chaude, vivante qu’affectionne le chef.
Le repas s’ouvre par un cube d’ananas fumé — deux saveurs, ananas et fumé, qu’on n’a pas l’habitude de voir associées mais qui réveillent, intriguent, rapprochent les mondes.
Je n’avais pas goûté la cuisine d’Akrame depuis longtemps. Elle s’est épanouie, a plongé ses racines plus profondément dans l’identité et la philosophie du chef. Elle en a acquis une signature puissamment personnelle, une sorte de magie, quelque chose d’indéfinissable qui imprègne tous les plats. Cela s’appelle le style. « Je ne suis pas dans la compétition, je suis dans le plaisir », dit-il. Mais c’est un plaisir spécial, à son image : jamais superficiel, jamais racoleur, toujours élégant. Avec une tendance particulière à se trouver sous la surface, à mi-chemin de la dégustation, comme une gentillesse cachée. Non pas dans l’éclat mais dans la connivence. C’est une cuisine qui charme le cœur, qui prend soin plus qu’elle ne cherche à séduire, et qui ne verse jamais dans la provocation.
C’est ce que confirme ce démarrage doux et lumineux : velouté de topinambour, crème de cacahuète, recouvrant des miettes de haddock. Fine lamelle de zeste d’agrume : touche enchanteresse sur ces sensations de pur confort.
La raviole de betterave justifierait à elle seule la réservation. Nappée d’une crème rouge veloutée, surmontée d’un petit carré d’écorce d’orange, elle renferme des dés de saint-jacques crue et des baies de grenade. Somptueuse miniature qui synthétise le principe de plaisir évoqué par le chef.
Intitulée « Audace », la mousse café-cardamome cache des miettes de tourteau sous du riz noir soufflé. Ici encore, délicieux est un mot trop faible.
Le homard est tout un protocole. Il arrive cru, décortiqué, dans un bocal où il est recouvert d’un bouillon homard-gingembre qui le cuit et l’aromatise à la fois.
Quelques minutes et l’on savoure le crustacé tendre et croquant sur un lit d’escargots, accompagné d’un verre de saké.
Bar, posé sur une tranche de mimolette et saupoudré de charbon végétal, pâte d’olive noire, cresson. Une touche de citron confit, une touche de vinaigre maison : belle architecture de saveurs. « Chaque poisson a sa propre philosophie », dit Akrame.
Le ris de veau se protège sous une lamelle de radis mariné comme sous une tente Quechua. Ne me dites pas que ma métaphore est audacieuse, vous y avez pensé aussi. Sous la tente et sur un moelleux lit de pistou, le ris offre un superbe croustillant.
Ice vin chaud. Vin chaud glacé, tout est normal. Granité-trou normand dans un verre en glace. Le palais se paie une petite bourrasque de fraîcheur et d’épices douces avant le fromage.
Fontainebleau, vinaigrette, muesli d’avoine, de graines de tournesol et de courge, baies de goji torréfiées (c’est fou comme la torréfaction change ces baies — en bien). Carrément voluptueux. On aimerait avoir ça régulièrement au petit déjeuner.
Ce repas a décollé très fort, a trouvé immédiatement son altitude et n’a connu aucune baisse de niveau. Rien n’était en dessous du reste, rien n’était à jeter. Il se termine, sans faiblir, avec cette savoureuse tuile de cacao, glace au lait entier, saupoudré d’une truffe chocolat-praliné râpée à la Microplane.
Akrame a travaillé chez Ferran Adrià, à ElBulli. Je n’y avais jamais pensé autant qu’aujourd’hui. J’ai eu la chance de dîner trois fois à ElBulli. Bien que la cuisine de Ferran et celle d’Akrame ne se ressemblent pas, la filiation est évidente. Elle est entièrement dans l’esprit, dans l’énergie : ce sont toutes deux des cuisines qui font penser, font parler, font rire et échanger — établissent des connexions inattendues entre sensation et pensée, présent et passé, expérience et souvenir. Mais si les électrochocs de Ferran étaient fulgurants, parfois déconcertants, ceux d’Akrame sont plus tendres, plus sensuels, ouverts sur le plaisir. Il est rare qu’une cuisine satisfasse, comme celle-ci, l’esprit autant que le corps. Devise imprimée sur le menu : Tenter de rendre l’éphémère inoubliable. Rien à dire, c’est réussi.
Akrame – 7, rue Tronchet, Paris VIIIe. Téléphone 01 40 67 11 16. Métro Madeleine, Havre-Caumartin. Ouvert du lundi au vendredi de 11 heures à 14 heures et de 20 heures à 22 heures.
À la petite cuillère
Textes et photos : Sophie Brissaud
Très beau texte, très belles photos, une vraie invitation au voyage…