À Londres, la chef Clare Smyth nous parle de sa troisième étoile obtenue dans l’édition 2021 du guide Michelin – une interview Food&Sens

13 février 2021  2  Chefs & Actualités F&S LIVE
 

signature-food-and-sens Dans une Londres en plein confinement, la chef Clare Smyth, nouvellement couronnée d’une troisième étoile pour son jeune restaurant Core, s’est confiée à Food&Sens par téléphone. Avec la franchise rafraîchissante qu’on lui connaît, doublée d’une grande pondération, elle est revenue pour nous sur cette récente consécration (elle qui cumule par ailleurs les récompenses et les prix) ; avant d’évoquer ses futurs projets d’ouverture, ainsi que son amitié avec Gordon Ramsay. Elle a également évoqué les tensions que le Brexit va entraîner sur le secteur de la restauration au Royaume-Uni. Un échange tout en simplicité, avec une chef britannique parmi les plus douées de sa génération.

F&S : Félicitations pour cette troisième étoile ! Quel parcours…

Clare Smyth : Nous sommes très heureux, mon équipe et moi.

F&S : Qu’est-ce que ça fait, de recevoir une troisième étoile, et d’avoir au même moment son restaurant fermé à cause du confinement ? 

C.S. : C’est très étrange ; surtout que la première chose qu’on aurait voulu faire en apprenant la nouvelle, c’est fêter ça ; on aurait voulu ouvrir les portes du restaurant et célébrer l’étoile avec nos clients et habitués – eux qui sont une partie si importante de l’aventure Core. Du coup, on tâche de rester connectés à nos clients via la livraison de plats. Cela me permet aussi de réunir à nouveau une partie de l’équipe en cuisine ; ce qui est très heureux. Ce retour en cuisine, même s’il est partiel, est très important ; il participe d’une forme de retour à la normale. Et puis, il permet de générer un revenu régulier, pour Core comme pour les fournisseurs (qui, eux, ont pu reprendre le cycle des plantations, notamment grâce à ce revenu). Tout cela participe à remettre en place un processus sain.

F&S : Décrocher trois étoiles était un rêve pour vous ; maintenant que c’est fait, quel est (ou quel sera) votre prochain rêve ?

C.S. : Ce serait de maintenir ces étoiles le plus longtemps possible. Mais aussi, de continuer à développer mon restaurant Core, et d’y réinvestir ; d’aller toujours de l’avant dans l’univers de la restauration ; de faire progresser cet univers ; de maintenir un très haut niveau de cuisine à Core, tout en faisant de ce restaurant un lieu de travail épanouissant pour mon équipe. Dans l’univers de la restauration, ce dernier point n’est pas toujours évident ; mais je veux vraiment faire de Core un endroit sain, avec des horaires de travail équilibrés, où l’équipe se sente bien.

F&S : Longtemps, vous avez conduit les cuisines du restaurant triplement étoilé de Gordon Ramsay à Londres ; a-t-il eu l’occasion de vous féliciter pour votre troisième étoile ?

C.S. : Gordon a été la première personne à m’appeler pour me féliciter. Il m’a dit qu’il avait croisé les doigts pour moi toute la journée, dans l’attente de l’annonce du classement du Michelin. Il était très heureux pour moi. Au cours des jours qui ont suivi, on s’est beaucoup parlé au téléphone ; vous savez, Gordon est un mentor brillant ; il donne beaucoup de très bons conseils, sur la façon de gérer l’après. On a aussi beaucoup discuté de ce que représente le fait de décrocher une troisième étoile en tant que chef britannique ; je ne suis, tout de même, que le quatrième chef britannique à obtenir cette troisième étoile ; ce qui montre qu’il reste encore beaucoup de travail à faire au Royaume-Uni dans le domaine de la gastronomie.  

F&S : Quel a été le conseil principal que Gordon Ramsay vous a donné pour la suite ?

C.S. : Avoir totalement conscience de la hauteur des attentes que les clients auront désormais envers Core. À partir de maintenant, ils viendront à Core dans l’intention très précise de goûter une cuisine trois étoiles ; c’est une attente qu’il ne faut pas décevoir. Pour ce faire, rester les pieds sur terre et être constamment concentré sont deux éléments essentiels. D’autant que c’est justement ce focus, cette implication intense au travail, qui nous a permis de décrocher la troisième étoile ; c’est donc par le maintien de ce focus quotidien qu’on pourra conserver l’étoile. Heureusement, je suis habituée à cette discipline, ayant travaillé huit ans au Restaurant Gordon Ramsay ; j’ai eu le temps de voir que le maintien des étoiles n’a rien à voir avec le glamour, mais tout à voir avec le travail.

F&S : Hélène Darroze vient, elle aussi, de décrocher une troisième étoile à Londres (au Hélène Darroze at The Connaught, ndlr) ; avez-vous pu échangé à cette occasion ?

C.S. : Je l’ai appelée le soir même pour la féliciter. Son équipe au Connaught est brillante. Je vais souvent à son restaurant. D’ailleurs, je suis une grande fan de l’hôtel Connaught, aussi bien du restaurant d’Hélène, que du bar de l’hôtel. Quand à Hélène, c’est formidable qu’elle ait décroché cette troisième étoile ; je me réjouis pour elle et son équipe. 

F&S : Au vu du succès de Core, envisagez-vous d’ouvrir un autre restaurant ?

C.S. : Absolument. J’en ouvre un dans quelques mois, justement ; en plein Sydney (Australie). Il fera partie d’un resort de luxe, le Crown Sydney. Certes, les conditions actuelles sont loin d’être idéales pour ouvrir un restaurant, puisqu’on ne peut pas voyager ; mais on avance tout de même ; et le projet devrait être prêt dans quelques mois. Outre ce restaurant, je caresse aussi l’idée d’ouvrir un jour un second restaurant à Londres ; ce serait l’occasion de donner à mon équipe de nouvelles opportunités. Mais cette ouverture se fera de façon organique ; c’est-à-dire, pas dans une optique de croissance à tout prix. Je ne prévois pas du tout, par exemple, d’ouvrir dix restaurants d’un coup, qui n’auraient ni identité ni équilibre. Si j’ouvre autre chose à Londres, cela se fera avec l’équipe et en fonction d’elle ; si l’équipe grandit, alors on s’agrandira. Mais tout doit se faire dans un souci d’équilibre. D’autant que nous sommes en plein Brexit ; j’attends de bien saisir tous les nouveaux paramètres que celui-ci implique avant de me lancer. J’attends aussi de voir comment notre industrie va rebondir au sortir de la pandémie.

F&S : Pourquoi avoir choisi l’Australie pour ouvrir ce second restaurant ?

C.S. : L’opportunité s’est présentée, et je l’ai saisie. De plus, j’aime beaucoup Sydney, où j’ai vécu lorsque j’étais plus jeune ; c’est une ville où je me rends une à deux fois par an. La scène culinaire locale y est très dynamique, les gens sont passionnés par tout ce qui est culinaire. Et le lieu de mon futur restaurant est fantastique.  

F&S : Pour ce qui est du Brexit, jusqu’à quel point pensez-vous qu’il va impacter le secteur de la restauration au Royaume-Uni ?  

C.S. : À mon sens, le Brexit va avoir un impact majeur sur l’industrie de la restauration ici. Il met la restauration britannique face à tout un tas de challenges inédits, dont nous n’avons pas encore totalement pris la pleine mesure. En effet, le secteur va bientôt manquer de personnel qualifié. C’est un problème dont nous ne parlons pas assez, d’ailleurs ; pourtant, les choses s’annoncent compliquées… En effet, d’un côté la main d’œuvre qualifiée qui nous arrive d’Europe, ne sera plus en mesure de venir travailler au Royaume-Uni ; et de l’autre, nous devons vraiment investir davantage dans nos écoles hôtelières ; d’autant que culturellement, les métiers de la restauration ne sont pas admirés ici. C’est pourquoi le secteur de la restauration au Royaume-Uni emploie-t-il largement et depuis longtemps, des Français, Suisses, Allemands, etcetera ; car ils viennent de pays dans lesquels les métiers de la restauration et de l’hôtellerie sont considérés comme de belles carrières, et où les écoles hôtelières sont de très haut niveau. Nous n’avons pas cela au Royaume-Uni. Pour mettre en place ici une culture similaire à celles de ces pays, cela prendra du temps. D’ici là, il va falloir trouver une solution à court-terme, afin que nous puissions avoir la main d’œuvre qualifiée dont nous avons besoin…

Scottish langoustine

F&S : À Core, votre équipe a-t-elle subie le départ soudain de certains de ses membres, Brexit oblige ?

C.S. : Non, heureusement, tout le monde a pu rester cette année. Mon équipe actuelle est très solide. Pour autant, les choses seront sûrement moins simples d’ici un an. Ça ne sera sûrement pas aussi facile d’embaucher de nouveaux membres non-britanniques ; ceux-ci devront faire des demandes de visa. De plus, s’ils sont en-dessous du niveau de manager, ils ne pourront pas postuler.

F&S : L’arrivée de cette troisième étoile à Core va-t-elle rimer avec l’augmentation des prix de la carte ?  

C.S. : C’est intéressant d’évoquer ce sujet, parce qu’en effet, les gens s’attendent toujours à ce qu’une étoile de plus entraîne nécessairement l’augmentation des prix ; or je ne crois pas que ce soit forcément le cas. Ça n’est pas une conséquence automatique. Les prix sont surtout fixés en fonction du coût des choses (coût des denrées, du loyer, et surtout, du personnel). Ce qui est certain, c’est que pour atteindre un niveau de cuisine trois étoiles, il faut beaucoup de personnel ; or c’est ce qui coûte le plus : les salaires. Pour ma part, je ne baserai pas mes prix en fonction du nombre d’étoiles ; mais bien en fonction de ce que coûte le fait de servir des assiettes 3 étoiles. De plus, dans mon pricing, il me faut aussi prendre en compte les habitudes des Britanniques en matière de fooding ; ceux-ci n’ont pas pour coutume de dépenser de grosses sommes pour dîner ; ça ne fait pas partie de la mentalité. De fait, il suffit de comparer les prix pratiqués dans les restaurants 3 étoiles à Paris, avec ceux des 3 étoiles de Londres ; c’est au moins le double à Paris. D’ailleurs, je pense que c’est là un élément sur lequel nous devrons travailler au Royaume-Uni ; les gens ici doivent mieux comprendre le pourquoi des prix élevés dans les grands restaurants. Nous devons rémunérer correctement nos fermiers, nos producteurs, etcetera ; en parallèle, le coût des choses ne cesse pas d’augmenter (salaire minimum, montée du coût des denrées avec le Brexit, etc).

F&S : Bien que le talent n’ait pas de sexe, pensez-vous que le fait d’être une femme et d’avoir décroché les 3 étoiles soit un élément encourageant pour les femmes travaillant dans l’univers de la restauration ?

C.S. : Tout à fait ; c’est positif. Je pense que c’est important pour tout le monde qu’il y ait de plus en plus de femmes dans cet univers, et qu’elles décrochent les plus hautes distinctions. Cela prouve aussi qu’un chef britannique peut atteindre le niveau des trois étoiles. Enfin, cette étoile est encourageante pour les jeunes chefs en général, car je suis chef-patron ; cela leur montre qu’il est possible de devenir chef-patron même si on n’a pas derrière soit des millions de pounds ; qu’on peut y arriver, si on travaille dur et qu’on croit en sa vision. Ils voient que ce n’est pas si inatteignable que ça comme objectif.  

Potato and roe

F&S : En tant que chef-patron de Core, ça n’a pas dû être simple de tenir bon côté trésorerie, avec la pandémie et ces nombreux mois de fermeture, donc de vache maigre…

C.S. : Hélas, comme tout le monde, nous perdons des sommes considérables chaque mois. Mon loyer est toujours le même (il n’a pas été baissé), et je ne perçois pas d’aides gouvernementales de ce côté-là. Certes, le gouvernement britannique prend à sa charge le règlement du chômage partiel de mes employés ; mais nous devons toujours régler leur sécurité sociale et leurs cotisations retraite. Au final, je dois sortir entre 15.000 et 16.000 pounds par mois (soit entre 17.000 et 18.000 euros), quoi qu’il arrive. Actuellement, je tâche, non pas de gagner de l’argent, mais d’en perdre le moins possible, via les ‘repas maison’ que Core propose. Et je ne perds pas de vue non plus que nous avons, malgré tout, de la chance, dans la mesure où Core a tout de suite connu un grand succès depuis son ouverture ; grâce à quoi, les banques ont accepté de nous faire de nouveaux prêts. Au final, nous aurons perdu une année complète ; et ce n’est pas simple. Mais beaucoup sont dans des situations bien pires…   

Propos recueillis par Anastasia Chelini
 
Crédits photos : Food Story Media Ltd
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