Après l’incendie de Courchevel – Les saisonniers dénoncent les conditions de logement par certains employeurs
Quelques langues se délient par rapport à l’incendie du bâtiment logeant le personnel à Courchevel qui a provoqué 2 morts et de nombreux blessés. Même si l’incendie était d’origine criminelle, il semblerait que les conditions de sécurité n’étaient pas respectées, alors que tout est fait pour les hôtels de la station tous autant luxueux les uns que les autres.
LIBÉ a mené l’enquête.
Le 20 janvier, un incendie ravageait un hôtel déclassé de la luxueuse station de ski qui logeait des saisonniers. L’événement a mis en lumière les conditions de logement indécentes auxquelles peuvent être exposés quelque 5 000 travailleurs.
Lugubre, l’immeuble calciné de l’Isba trône au cœur de la station de ski de Courchevel 1850, tout près des pistes. Le 20 janvier, en pleine nuit, un incendie a ravagé cet ancien hôtel déclassé. Son propriétaire, la Maison Tournier, groupe familial d’hôtels et restaurants de luxe, y logeait une soixantaine de ses travailleurs saisonniers. Deux d’entre eux, une femme de chambre et un plongeur, sont morts asphyxiés. Dix-sept autres, souvent étrangers, ont été blessés, dont quatre grièvement. Côté pile, place du Rocher, l’Isba est haut de trois étages. Par les ouvertures béantes des fenêtres disparues, on distingue la toiture carbonisée. Le rez-de-chaussée, intact, est vide : la boutique Chanel qui l’occupait a vidé les lieux après l’incendie. Côté face, sur l’étroite impasse des Verdons, l’Isba, bâti sur un terrain en pente, compte un étage de plus. Ici, des saisonniers ont sauté du quatrième pour échapper aux flammes. Sur le bord de la façade brûlée, un escalier de secours métallique en colimaçon, avec des portes à chaque palier. Pourquoi n’a-t-il pas permis de limiter le bilan ?
Ambre, 24 ans, l’une des saisonnières blessées après avoir sauté dans le vide, ne remarchera peut être jamais. Son père, Alain Corsi, compile les témoignages de rescapés et d’anciens résidents de l’Isba. Il dresse un réquisitoire accablant : «Seule l’issue de secours du premier étage s’est ouverte, à force de taper dessus ; celles des étages supérieurs sont restées fermées. Il y avait des détecteurs de fumée dans certaines chambres mais aucun n’a fonctionné. Aucune alarme incendie. Les extincteurs ne fonctionnaient pas, la lance à incendie n’était pas alimentée en eau. Il n’y avait ni plan d’évacuation ni consignes de sécurité dans les chambres.» Les enquêteurs de la gendarmerie devront établir la véracité de cet état des lieux accusateur : une information judiciaire a été ouverte à Chambéry pour «destruction par incendie ayant entraîné la mort». Si la piste criminelle est privilégiée, l’instruction devra aussi «déterminer si les conditions de sécurité répondaient aux exigences réglementaires».
Pour Alain Corsi, «les dysfonctionnements remontent à des années. Le propriétaire, Eric Tournier, un homme puissant, qui a de l’argent, n’a pas fait le minimum pour assurer la sécurité. Il a laissé l’immeuble se dégrader : fils dénudés, fuites, saleté, c’était une infection. Des saisonniers partageaient le même lit, il y avait des chambres minuscules…»
«Ils flippent !»
Si la Maison Tournier ne répond pas à la presse, à Courchevel, des saisonniers confirment une partie de ces accusations. Stéfan (1), Niçois de 23 ans, a été logé l’hiver dernier à l’Isba. Cet hébergement était fourni par son employeur, avantage en nature en plus de son salaire, selon l’usage généralisé à Courchevel, avec un bail et une caution de 400 euros : «J’étais écœuré de verser ça. Vu l’état de la chambre, difficile de la dégrader plus ! C’était obsolète, pas entretenu, sale. Deux lits dans une chambre minuscule, mal isolée, simple vitrage, pas de coin cuisine. Après deux semaines j’ai démissionné : jamais je n’avais été logé comme ça.» Très bien logé cet hiver par ses nouveaux employeurs, il conspue «monsieur Tournier» : «Avoir des 5 étoiles et faire vivre ses salariés dans de telles conditions… Je suis content de dénoncer ça.»
Matthieu, Bayonnais de 30 ans, dix saisons «à Courch’» au compteur, confirme : «Pas mal d’entre nous sont logés correctement, mais des sales logements, il y en a ! L’Isba, on connaissait tous, c’était l’un des plus gros et on savait qu’il était insalubre. Il y en a d’autres : on m’a déjà collé dans des trous à rats sans fenêtre.» Cet hiver, il est logé «à trois dans une chambre minuscule avec des lits superposés, pas la place de bouger. La porte ferme mal et on doit laisser le chauffage à fond. Juste après l’incendie, les proprios nous ont acheté des extincteurs et des détecteurs de fumée. Ils flippent !» Nous avons visité l’un de ces logements, une ex-résidence hôtelière dans un immeuble promis à la réhabilitation. Dans le hall d’entrée, moquettes et murs dégradés, une quinzaine de bidons d’huile de friture de 25 litres, pleins, certains ouverts, sont entassés devant un extincteur. Deux des six niveaux de l’immeuble sont occupés par des saisonniers. Murs des couloirs défoncés, trous, fissures, installations électriques abîmées, pièces dépotoirs aux portes arrachées, odeurs de moisissure… Les extincteurs, un par étage, n’ont pas été révisés depuis décembre 2017.
Nous croisons quelques saisonniers étrangers qui refusent de parler, jusqu’à ce qu’Alpha, 33 ans, nous ouvre la chambre qu’il partage avec un autre. Derrière la porte déglinguée, une pièce propre mais petite et nue, deux lits une place, un placard, un lavabo devant lequel est posée, au sol, une plaque chauffante. La nourriture est stockée dehors, derrière la fenêtre.
Alpha travaille de jour, son colocataire de nuit : ils se réveillent mutuellement, le repos n’est pas facile. Alpha dormait à l’Isba le soir de l’incendie, à six dans une chambre du premier étage, raconte-t-il. Réveillé par des cris, il s’est échappé «sans avoir le temps d’avoir peur». Il a depuis demandé une chambre individuelle à son employeur, requête refusée. Il pèse ses mots, s’inquiète d’être reconnu, mais soupire : «Si on ne témoigne pas, rien ne va changer.» Alpha montre le courrier de remerciement qu’il prépare «pour les gens de la mairie et du village, des personnes super qui nous ont épaulés, donné des sourires, des vêtements. Je compte plus sur eux que sur mes employeurs». La population de Courchevel a vécu le drame avec beaucoup d’émotion et réagi massivement. Une collecte organisée par des saisonniers et des employés communaux a permis de recueillir bien plus qu’il n’en fallait pour rééquiper les sinistrés de l’Isba. Les offres de relogement ont afflué.
Face à l’image renvoyée par leur station, les locaux serrent les dents, à l’image du directeur d’un petit hôtel qui emploie une dizaine de saisonniers. «Vu le niveau de prestation qu’on attend à Courchevel, il faut les loger décemment, et très bien les payer, sinon on ne trouve pas de personnel ! Il y a des cas limites, mais c’est une minorité. Le drame va faire bouger les lignes.» Il ne veut pas croire en revanche à l’absence totale de sécurité à l’Isba – «Il faut attendre les résultats de l’enquête !» – et souligne la difficulté de gérer parmi les saisonniers une frange de locataires «incontrôlables» : incivilités, addictions et violence parfois, détecteurs de fumée désactivés…
«Peu scrupuleux»
La mairie de Courchevel a développé une politique de soutien aux saisonniers. Le Centre communal d’action sociale (CCAS) gère sept immeubles qui leur sont réservés dans la station, construits par des bailleurs sociaux sur du foncier communal. Les employeurs louent au CCAS et attribuent les places à leurs saisonniers. «Cela représente 637 places aux normes, avec des chambres privatives, 14 m² par personne, des gardiens salariés dans chaque immeuble», détaille Valérie Léger, directrice du CCAS. Budget pour la commune : 2,8 millions d’euros par an. Ce parc permet de loger 13 % des quelque 5 000 saisonniers hivernaux de la station, parmi lesquels on compte aussi un millier de locaux souvent déjà logés. Près de 3 500 saisonniers sont donc logés dans un cadre privé, hors la réglementation stricte des établissements recevant du public (ERP) et de tout contrôle de la mairie.
Les employeurs ont leurs propres hébergements saisonniers ou passent par des bailleurs privés, le plus souvent en bas dans la vallée. «Il y a une minorité d’acteurs peu scrupuleux», regrette Valérie Léger. Le CCAS a créé en 2001 un «Espace saisonniers», avec interface entre employeurs et demandeurs d’emploi, journées d’accueil, salon de l’emploi mais aussi soutien juridique et social aux saisonniers. Problème : souligne la responsable Elisabeth Mugnier, de nombreux saisonniers ne passent jamais par sa structure. La carte offrant des réductions dans les commerces et des gratuités de services n’est ainsi demandée que par un quart d’entre eux. Sur le mal-logement, «nous leur offrons un accompagnement, en direction des employeurs ou pour un signalement aux autorités de l’Etat… mais nous n’avons quasiment jamais de plainte», déplore Elisabeth Mugnier.
En quatre ans, Valérie Léger, du CCAS, n’a eu l’occasion de faire que deux signalements. Le drame de l’Isba est pour elle «un choc» : aucun des saisonniers n’avait alerté le CCAS de l’état de l’immeuble qu’ils dénoncent aujourd’hui. Antoine Fatiga, secrétaire général du syndicat national CGT des remontées mécaniques, confirme : «Une partie des saisonniers sont des « invisibles », des gens déracinés, fragilisés, beaucoup ne parlent pas français. C’est pour eux qu’il faut se battre. Il y a 100 000 saisonniers hivernaux dans les Alpes, entre 10 et 30 % d’entre eux sont mal logés : il faut plus de contrôles et de structures d’aide et la législation doit évoluer.»
Elisabeth Mugnier est volontariste : «Il va y avoir une série de contrôles. Nous allons travailler sur le logement avec les employeurs. Et nous voulons aider les saisonniers à parler…» Valérie Léger poursuit : «On va se focaliser sur les points noirs, ces 10 à 20 % de logements qui posent problème. J’espère une mobilisation de tous les acteurs ; nous travaillons notamment à un projet de charte entre employeurs, logeurs et saisonniers.» Elle conclut : «Il faut que ce drame fasse évoluer les choses, et pas qu’à Courchevel. Pourquoi la législation n’impose-t-elle pas, dans les zones comme les nôtres, de prévoir des chambres pour le personnel à la construction des grands hôtels ?»