Marc Veyrat dans Libé :  » Si on ne laisse pas une trace, on est des cons « 

05 novembre 2016  0  Chefs & Actualités
 

signature-food-and-sens C’est Libération qui consacre tout un article au chef Marc Veyrat, plus qu’un article d’ailleurs puisque c’est le fameux – Portrait de Libé -, car cet homme est un personnage hors du commun. Peu importe sa cuisine que l’on sait déjà savoureuse et unique, mais c’est l’homme qui fascine, qui déconcerte, qui interpèle … un homme qui a toujours fait face à la vie, sans jamais changer.

Découvrez le portrait rédigé par jacku-y Durand ci-dessous ou cliquez sur le LINK pour retrouver le papier original

Marc Veyrat

Le grandiose cuisinier des alpages survit aux faillites, accidents et incendies, et porte toujours haut le chapeau noir de la créativité.

C’est un scoop mondial : on a vu Marc Veyrat sans son éternel chapeau noir. Le chef de Manigod (Haute-Savoie) sans son doulos, c’est comme Charlot sans son melon, Patton sans son casque. A priori inimaginable. Et pourtant, il a de la gueule Veyrat quand il est tête nue dans ce matin automnal de plein soleil au milieu de ses montagnes. Il y a quelque chose d’enfantin – allez, risquons-le – de féminin dans sa chevelure en liberté comme les herbes folles de ses alpages. Sur le coup, on met ça sur le compte d’un récent gros coup de fatigue mais allez donc savoir avec ce spadassin des fourneaux de la haute gastronomie, ce premier de cordée qui a ouvert la voie de la cuisine des herbes sauvages. Sauf qu’il était seul sur sa corde raide avec ses infusions de serpolet, ses bouquets d’oxalis et ses bouillons de légumes. Sans le moindre piton pour s’assurer dans les coffres-forts des banquiers le marbre de la renommée à venir avec 3 étoiles au Michelin, 20 / 20 au Gault et Millau.

Marc Veyrat

Monter chez Veyrat, au col de la Croix Fry, c’est hésiter entre revoir Un jour sans fin et le Jour le plus long. Parce que l’histoire peut se répéter mais être aussi totalement imprévisible. Les balles peuvent siffler entre deux bouffées d’émotion. Une seule certitude : on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs chez Veyrat. On l’avait quitté à l’automne 2013 après une journée disons «gastro-homérique». C’était à l’époque de l’ouverture de sa Maison des bois, une vieille lune de l’homme au chapeau noir : créer sur les alpages de ses aïeux une ferme d’hôtes bio en totale autarcie avec jardin, poulailler et bassins de poissons de montagne. L’entretien avait commencé avec hautbois et musettes, et il avait guerroyé contre la malbouffe. Et puis, on avait posé la question qui tue : quel architecte avait eu l’idée de l’immense tronc de sapin au centre de son chalet restaurant pharaonique ? Le chef avait défouraillé comme l’inspecteur Harry : «Mais, c’est moi !» Après un long moment de solitude, on avait marché sur des œufs en savourant celui de ses poules cuit dans la glaise où le jaune était sublimé par le carvi et l’oxalis.

Trois ans plus tard, nous revoilà attablés au grand air, le chef nous donnant la becquée avec ses langoustines à la reine-des-prés et sa truite qui embaume la sève de pin. Il a remis son chapeau, l’apremont blanc et le bleu de Termignon sont stratosphériques mais l’épisode Veyrat déchapeauté nous titille comme un tableau de Magritte. A défaut d’intime conviction, on mijote une hypothèse : et si Veyrat était en train de lâcher prise ? De descendre de sa croix «que chacun a à porter», de quitter son piédestal de rebelle «toujours contre» pour devenir un frondeur qui «lutte pour» le bien-manger sans chimie lourde et à moindre frais ?

Il faut dire que l’on a des munitions pour gamberger ainsi. Les choses de la vie chez le multi-étoilé de la montagne, c’est un peu comme un coup de gentiane au réveil : insupportable et acérant. A côté des emmerdes qu’il a connues, les dix plaies d’Egypte sont comme une collection reliée de Nous Deux imprimé avec du mercurochrome. L’enfance est loin mais, à 66 ans, il se souvient plus encore de la rugosité de la pension à 5 ans chez une vieille fille à Thônes, loin de sa mère «qui ne [les] maternait pas». Plus tard, le directeur de l’école hôtelière de Bellegarde le met à la porte en disant à son père : «Il ne sera jamais cuisinier.»

Marc Veyrat n’est pas du genre à manger son chapeau. Il fait sa trace dans le hors-piste des grandes toques, tout schuss, ses carres affûtées comme une lame de maître sushis. D’Annecy à Megève, il tonitrue sa cuisine pastorale et alpestre pour des mangeurs héliportés et blindés. Pour toute une génération de chefs, être passé par ses cuisines, c’est un peu comme avoir fait ses classes dans les commandos de marine : on signait pour en chier mais on savait pourquoi. Dites «Veyrat» à un cuisinier qui a épluché 25 kilos de carottes chez lui. Il y aura tout d’abord un silence, puis comme une émotion embuée, un voile de reconnaissance. C’est que le flamboyant des trente dernières années était aussi à multifacettes qu’un Rubik’s cube. Capable de livrer un camion de vins et de vider sa carte bancaire pour «son frère spirituel Pierrot», comprenez le chef magicien Pierre Gagnaire, quand celui-ci était dans la dèche. Pouvant aussi déclencher une avalanche de colère quand une carotte lui semblait mal épluchée. «Je perdais mon énergie à être vindicatif, dans des règlements de comptes d’homme à homme.» Et puis, mine de rien, le premier de cordée n’a jamais été chez lui sur la ligne de crête de la renommée. «Mes clients me mettent dans une Ferrari où je me sens mal à l’aise. C’est ma pudeur paysanne. Je suis un fébrile de la première heure, je ne suis sûr de rien. C’est ce qui m’a fait avancer.»

Tout ce tintouin a duré jusqu’en 2006 quand il est victime d’un très grave accident de ski : le corps en miettes, la morphine en perf, Veyrat jette la sainte éponge en 2009. Bouffé par une algodystrophie qui le transforme en une montagne de douleurs. Il fait retraite loin des fastes des menus à rallonge, à Manigod avec ses «vrais» copains d’enfance, et imagine sa Maison des bois. Mais son caravansérail montagnard est ravagé par un incendie en 2015. Et comme les emmerdements vont souvent de pair, l’enfant de Manigod est condamné la même année à 100 000 euros d’amende pour des infractions à l’environnement sur le site de la Maison des bois. Il semble avoir digéré le feu – son heimat a rouvert en juillet, et il y fera une grande fête le 24 novembre – mais pas la prune de la justice. Il montre des épicéas bouffés par le bostryche, et affirme ne pas comprendre pourquoi on lui a reproché d’avoir zigouillé des arbres victimes de cet insecte.

Ses nuits sont souvent blanches. Quand il ne refait pas la carte des apéritifs, Veyrat «parle à ses morts» dont «son père à qui il demande conseil». Il se dit «que si c’était à refaire», il prendrait plus soin de sa famille (4 enfants). Le jour, il «est à 100 % avec et pour les jeunes» auxquels il veut causer «planète, transmission, gaspillage alimentaire»mais «ne croit pas à la politique» pour mettre le nez dans l’assiette. «Si on ne laisse pas une trace, on est des cons», dit-il dans son antre peuplé de légumes secs, de bocaux de tomates et de fieffés fromages. Dans la même heure, il est M. Bricolage, Nicolas le jardinier, et maquignon au téléphone quand il négocie ses menus : «Tu veux du caviar ou de la tartiflette ?» rigole-t-il. Mais ce n’est pas du chiqué. «On me dit toujours que je fais trop de choses à la fois.» Alors pour le lâcher-prise, il y a encore un peu de boulot. Marc Veyrat n’est pas près de perdre son chapeau.

Libé

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