La Liste à Tokyo : Philippe Faure sur l’avenir des cultures culinaires
Le mercredi 18 septembre 2019, La Liste était à Tokyo pour honorer soixante chefs lauréats, événement déjà évoqué sur Food & Sens. À cette occasion, Philippe Faure, président fondateur de La Liste, a donné quelques interviews qui sont un constat clair sur les nouveaux enjeux de la restauration japonaise, française et mondiale. Voici la traduction de quelques extraits, À la Petite Cuillère, pour les lecteurs de Food&Sens.
Au premier plan, Alain Ducasse à gauche, M. Philippe Faure à droite, au côté d’Éric Ripert.
Qu’est-ce que La Liste ?
Philippe Faure : La Liste est un système d’évaluation doublé d’un guide que j’ai lancé en 2015. La Liste ne se contente pas d’énumérer les 1 000 meilleurs restaurants du monde, elle établit également une sélection de 20 000 restaurants dans 193 pays. Son application mobile est un vrai compagnon de voyage. Au Japon, je m’en sers tous les jours.
La Liste a été lancée en 2015 en tant que classement. Quatre ans plus tard, nous traitons les données d’environ 20 000 restaurants dans le monde entier. Il ne s’agit pas seulement de restaurants chers, mais aussi d’adresses plus modestes. Techniquement, La Liste est un agrégateur de notices trouvées dans la presse et dans une sélection de guides et de blogs. D’une certaine façon, notre objectif était de constituer un guide des restaurants du monde entier. Aujourd’hui, donc, c’est à la fois un classement et un utilitaire pour le voyageur.
Pourquoi La Liste a-t-elle choisi Tokyo pour cet événement en septembre 2019 ?
Philippe Faure : Tokyo est une des grandes capitales mondiales de la gastronomie, et la culture culinaire japonaise est une des plus importantes du monde. Les chefs japonais consacrent des années d’étude à la recherche du bon geste, et j’aime ce sens de la précision.
Tokyo représente le passé et l’avenir de la gastronomie. Le passé parce que les grandes recettes du répertoire traditionnel japonais sont encore bien vivantes : on peut les goûter si on le désire. L’avenir parce que cette cité fait preuve d’une grande créativité et produit une foule de concepts culinaires. Tous ne réussissent pas, mais il y a un bouillonnement d’idées. Cette semaine passée, j’ai visité de nombreux restaurants, du barbecue de wagyu dernier cri au tempura traditionnel. Partout, on trouve des restaurants de qualité. Ici, à Tokyo, il est possible de trouver un magnifique repas classique français tout comme un bon menu italien.
Pourquoi, à votre avis, la cuisine japonaise suscite-t-elle tant d’intérêt en dehors du Japon ?
Philippe Faure : La cuisine japonaise, particulièrement les sushi, les soba et les udon, sont devenus des classiques quotidiens. Si l’on examine les données de La Liste, la plupart des restaurants sont japonais ou italiens. Ces cuisines ont entre elles des points communs, à part le fait qu’elles sont délicieuses : elles ont la réputation d’être saines.
De nos jours, le sushi est omniprésent. Il n’en a pas toujours été ainsi. Dans les années 80, il fallait fouiller profondément dans la diaspora japonaise pour trouver des sushis ou du wagyu. Ce dernier ne pouvait d’ailleurs pas être légalement exporté. Cependant, le marché du sushi en pleine expansion a attiré des restaurateurs qui ne sont pas forcément japonais : en Europe, beaucoup de restaurants de sushi sont tenus par des Vietnamiens, des Chinois ou des Thaïlandais.
En France, la gastronomie est la première source de revenus touristiques, surtout à Paris. Pourquoi ? Et quelle leçon le Japon peut-il en tirer ?
Philippe Faure : Dans les sondages, la gastronomie arrive en tête des motivations qui incitent à découvrir un pays : en deuxième position vient le shopping, et en troisième position la culture. Ces sondages donnent les mêmes résultats dans la jeunesse aussi bien européenne que chinoise.
Pour parler franchement, la France n’a rien fait pour cela. La gastronomie y a toujours joué un rôle de premier plan. C’est un point commun entre nos deux pays. Le restaurant tel que nous le connaissons aujourd’hui fut créé à Paris. Les Français ont accès à l’océan Atlantique, à la Méditerranée, à la Manche ; le territoire comporte des lacs, des cours d’eau, des forêts, et une immense étendue de prairies et de montagnes. Pour ces raisons, nos ressources alimentaires locales ont toujours été plus diversifiées que celles de nos voisins espagnols ou allemands, ce qui a influencé notre cuisine. Et comme le Japon, la France était un pays de cour. L’existence d’un roi ou d’un empereur peut être un moteur pour la cuisine, à condition que ce roi ou cet empereur aime manger. À chaque époque, les chefs les plus talentueux ont servi à la cour, influençant par là les autres chefs.
Cette réputation historique, on l’a ou on ne l’a pas. Au Japon, elle existe. En Europe, en Amérique du Sud et dans toute l’Asie, des pays essaient d’acheter cette réputation et de payer des millions pour embellir la réputation de leurs restaurants. À court terme, cela crée un phénomène de mode, mais à long terme, ça ne tient pas la route. Dès que le financement public s’interrompt, tout s’effondre.
Par conséquent, il n’est pas nécessaire d’apprendre quoi que ce soit. Ce qu’on est, on l’est déjà. Ce que ces phénomènes de mode à court terme peuvent inspirer aux Japonais — et aux Français —, c’est de nouveaux modes de communication. Il n’est pas question de nous reposer sur nos lauriers, si confortables soient-ils : nous devons faire entendre notre voix.
Comment voyez-vous l’évolution de cette riche culture culinaire japonaise ? Et que devrions-nous faire pour la favoriser ?
Philippe Faure : Il est toujours difficile de faire des prédictions. Personnellement, j’espère que le Japon saura préserver cette culture culinaire unique au monde. En effet, tous les pays n’ont pas réussi à préserver leur gastronomie, et la France ne fait pas exception. Il y a des endroits en France où l’on peut commander des sushis, des pizzas et des tacos mais où il est impossible de trouver un bon bistrot. Or, la gastronomie fait partie des qualités qui rendent un pays unique et irremplaçable, et personne n’ira se rendre au Japon pour y manger de la choucroute, des burgers ou des tapas espagnoles. L’apprentissage des chefs japonais, durant des décennies, consiste à maîtriser le geste, à chercher la manière parfaite, la plus harmonieuse, d’accomplir leur tâche. Aujourd’hui, tout s’emballe : les présentations, les recettes sont copiées sur Instagram à la vitesse de la lumière. À La Liste, nous remarquons que les chefs qui cherchent le plus à paraître créatifs sont souvent plagiés. Ceux qui cherchent à exprimer une personnalité unique sont souvent ceux qui ont le moins d’unicité et le moins de personnalité : on voit les mêmes plats de New York à Paris, de Moscou à Auckland.
Comme je l’ai dit, le sushi est partout. Mais le savoir-faire japonais, curieusement, est introuvable, puisque tout le monde croit savoir poser une tranche de poisson sur une boulette de riz. Peu de chefs japonais ont ouvert des restaurants haut de gamme dans des pays étrangers, malgré quelques exception comme The Araki à New York ou à Londres. Ce sont ces chefs qui pourraient être vos meilleurs ambassadeurs, de même que les chefs français à l’étranger sont les meilleurs représentants de la cuisine française.
Il y a des produits japonais essentiels qu’on ne trouve pas ailleurs. À commencer par le wasabi, remplacé par un mélange de raifort, de colorant industriel et d’arôme artificiel. Cela pourrait être amélioré, comme le marché du wagyu a progressé ces quinze dernières années. D’ailleurs, ce marché a été créé grâce à la cuisine japonaise, mais sur le plan de la production, ce sont l’Australie et les États-Unis qui tiennent la première place mondiale.
Pour résumer, voici ce que je pourrais conseiller : ouvrir hors du Japon des restaurants où des non-Japonais pourraient s’initier à la vraie cuisine japonaise, et améliorer le marché d’exportation des produits. Ces deux facteurs ne pourraient être que bénéfiques.
À la Petite Cuillère
Propos traduits par Sophie Brissaud
Photos © La Liste – Remerciements à Jörg Zipprick