Ana Roš : chef, mère, entrepreneuse, philanthrope. L’interview de Food&Sens
Ana Roš : chef, mère, entrepreneuse, philanthrope. L’interview de Food&Sens
Ana Roš est la chef-propriétaire du très acclamé restaurant Hiša Franko à Kobarid, en Slovénie. Nichée entre les montagnes et la mer, sa merveilleuse table propose une cuisine d’inspiration contadine très saisonnière et locale, qui a contribué au développement de la haute gastronomie slovène. Lauréate du prix pour la Meilleure femme chef du monde en 2017 selon le classement 50Best (dont son restaurant fait toujours partie) et récompensée de deux étoiles Michelin en 2020, lors du premier lancement du guide rouge en Slovénie, Ana Roš est une chef au parcours résolument unique, qui a commencé à cuisiner en autodidacte et qui se retrouve aujourd’hui parmi les meilleurs chefs du monde. Dans les cuisines de Hiša Franko, elle s’inspire de l’héritage culinaire et des ingrédients du terroir slovène en proposant des créations toujours innovantes et très attentives au thème de la durabilité.
Food&Sens l’a rencontrée à l’occasion des The Best Chef Awards 2021 et lui a posé quelques questions.
F&S : Ana, vous êtes parmi les chefs les plus célèbres au monde et pourtant devenir une cuisinière n’était pas du tout dans vos plans… Vous avez un passé en tant que danseuse et skieuse professionnelle, ainsi qu’un master en science diplomatiques. Qu’est-ce qu’il vous a fait changer d’avis ?
Ana Roš : Comme beaucoup d’autres femmes, j’ai suivi le cœur. Je suis tombée amoureuse de mon mari (Valter Kramar, sommelier et associé du restaurant, ndr) et du jour au lendemain j’ai abandonné tout rêve d’une carrière diplomatique pour le suivre dans la campagne slovène. Là bas, ses parents tenaient un restaurant et, comme je n’avais aucun type d’expérience, j’ai commencé en aidant en salle. Je ne m’étais jamais intéressée à la cuisine auparavant mais petit à petit, en travaillant dans le milieu et en fréquentant d’autres restaurants en tant que cliente, j’ai eu envie de me mettre moi-aussi aux fourneaux et de m’exprimer. Je suis autodidacte. Je n’ai jamais fait de stage, ni fréquenté d’autres cuisines que la mienne, mais j’y suis allé avec toute la détermination que j’ai pu. Bien sûr, le chemin a été difficile et j’ai dû apprendre par mes mêmes erreurs, mais heureusement, quand j’ai commencé à cuisiner, j’étais déjà assez mature pour savoir dans quelle direction je voulais aller. J’ai toujours fait confiance en mon instinct et je crois que cela a fait de ma cuisine ce qu’elle est aujourd’hui : une cuisine indépendante, originale, unique et libre.
F&S : Y a-t-il un plat qui représente ce type de cuisine dont vous parlez ?
A.R : Non, il n’y en a pas. Comme tout être humain, je suis un individu en constante évolution et les plats qui me représentaient peut-être il y a 10 ans, ne me représentent plus aujourd’hui car j’ai changé et, avec moi, mon approche de la cuisine a changé aussi. C’est pourquoi je ne crois pas au concept de plat signature. Bien sûr, il y a beaucoup de Slovénie dans mes plats et cela ne changera jamais. J’aime beaucoup mon pays et je pense qu’il possède un territoire qui, bien que petit, offre une variété de produits incroyables, des vins aux fromages, en passant par le gibier, les poissons et les herbes spontanées.
F&S : Cependant, la Slovénie est un pays très traditionnel où le guide Michelin n’est arrivé qu’en 2020. A-t-il été difficile d’y faire affirmer la haute gastronomique ?
A.R : Très difficile. La Slovénie est un pays très rural. Il est difficile pour ceux qui travaillent la terre et qui en dépendent de ne pas considérer la nourriture comme du simple carburant pour le corps. Pour beaucoup de Slovènes la gastronomie n’est toujours pas un art et il est presque impossible pour un restaurant qui se veut pionnier dans ce domaine d’échapper à la critique. Pourtant, la fierté d’avoir réussi est énorme… Aussi parce que les satisfactions que je peux avoir en Slovénie sur le plan professionnel ne sont pas comparables à celles que je pourrais avoir ailleurs. Tout ce que je fais ou je dis, a beaucoup de résonnance et cela me permet d’avoir un rôle très important au sein de ma communauté qui va bien au-delà de la cuisine.
F&S : Et à quel point vous a-t-il été difficile d’affirmer votre position sur la scène gastronomique mondiale en tant que cheffe à la fois Slovène et femme ?
A.R : En tant que cheffe Slovène et femme, je dirais qu’au début j’étais presque perçue comme un animal exotique. (rires) C’est différent maintenant, mais quand j’ai commencé à cuisiner, beaucoup se demandaient si en Slovénie on pouvait vraiment bien manger ou, pire, si les femmes chefs étaient vraiment crédibles. Indépendamment du sexe et de l’origine, cependant, je pense qu’au bout du compte la chose la plus importante n’est qu’une seule : que le client soit satisfait.
F&S : En 2017, vous avez été nommée Meilleure femme chef du monde aux 50 Best, l’un des très peu classements qui n’ont pas encore éliminé la catégorie féminine, souvent considérée comme étant discriminatoire. Qu’est-ce que vous en pensez ? Croyez-vous que les prix féminins soient-ils vraiment encore nécessaires ?
A.R. : Quand j’ai accepté la récompense des 50 Best, je l’ai fait avec fierté car pour moi, cela représentait une plate-forme pour parler de quelque chose qui me tenait à cœur : la condition des chefs-mamans. J’ai passé beaucoup de temps à me sentir coupable de ne pas pouvoir être assez présente ni pour mes enfants ni pour mon restaurant. Je voulais être là quand mes enfants allaient dormir ou quand ils avaient besoin d’aide pour leurs devoirs, mais aussi quand mes clients parcouraient des kilomètres pour venir déguster ma cuisine ou quand mon équipe était en difficulté. À mon avis, il n’y a pas de femme chef qui n’ait connu une crise existentielle comme celle-ci. Lorsque on est au restaurant, on n’est pas avec nos enfants et lorsque on est avec nos enfants, on n’est pas au restaurant. On vit avec un sentiment perpétuel de culpabilité et malheureusement je crois que tant que la société – qui en Europe est encore très traditionnaliste – ne changera pas, il est peu probable qu’il y ait un pourcentage équitable de femmes et hommes en cuisine. Pour moi, donc, ce prix a été important car il m’a donné l’occasion de parler de ce sujet qui n’est toujours pas assez traité à mon avis. Cela dit, un chef est un chef. Peu importe qu’il s’agisse d’un homme ou d’une femme. Comme j’ai dit avant, le plus important reste la satisfaction du client.
F&S : Alors, quel conseil donneriez-vous aux filles qui souhaitent poursuivre cette carrière ?
A.R : De ne pas lâcher. Si l’envie d’entreprendre ce chemin et d’y arriver est grande, rien ne peut les arrêter. Après chaque moment difficile, il y en aura toujours un autre plus joyeux et satisfaisant. After every rain de sun comes out (après la pluie le beau temps, ndr). Aujourd’hui, je regarde en arrière et je me dis que j’ai réussi. Je ne me suis jamais laissée abattre. Je me souviens encore quand ma fille de deux mois s’est mise à pleurer pendant le service : j’ai demandé aux serveurs de sortir et de dire aux invités d’attendre un peu pour que je puisse l’allaiter. Personne ne s’est plaint. Parfois, nous fixons des limites qui ne sont que dans notre tête.
F&S : En tant que mère, femme, chef et entrepreneuse, comment avez-vous vécu la récente pandémie ?
A.R : Je crois que la pandémie nous a tous laissé une grande vulnérabilité. Personnellement, si avant je pensais avoir le contrôle sur ma vie, j’ai malheureusement dû comprendre que ce contrôle n’existe pas et qu’il y a des choses qu’on ne peut pas prévoir. Pourtant, je pense que la pandémie ait aussi fait de moi une meilleure personne parce que, lorsque j’ai dû m’asseoir et penser à mon entreprise, j’ai tout de suite réalisé qu’elle n’existerait pas sans chaque membre de mon équipe, chacun avec sa propre histoire, ses joies et ses peines. Il fallait vite trouver une solution pour ne pas leur rendre la vie encore plus difficile. Et je crois que tous les restaurateurs qui ont raisonné comme ça, avec ce type d’humanité, ont survécu. Car comme nous le savons tous, le problème actuel c’est l’embauche de personnel. Nous, chez Hiša Franko,n’avons perdu aucun membre de l’équipe car pendant la pandémie nous avons veillé à ce que chacun garde sa place, en les intégrant dans nos projets, en évaluant leurs idées et en leur faisant comprendre qu’en aidant les autres, nous pouvions aussi nous aider nous-mêmes. Ça a payé et je crois que cet état d’esprit sera l’avenir de la gastronomie.
F&S : Au The Best Chef Award, vous avez prononcé un magnifique discours sur la durabilité et la nécessité d’aider les producteurs pendant la pandémie. Comment à Hiša Franko avez-vous promu ces deux concepts ?
A.R : Hiša Franko a toujours eu une vocation pour la durabilité mais je dois avouer que depuis la pandémie nous y travaillons encore plus. Tout ce qui auparavant était un compromis ne peut plus l’être aujourd’hui. Par exemple, nous avons récemment entamé une collaboration avec une designer Slovène qui travaille uniquement avec des matériaux 100% durables tels que le bois et les fibres de pomme et qui a créé pour nous toutes les uniformes du personnel. Nous avons aussi décidé d’aider les petits producteurs qui étaient en crise pendant la période du confinement (comme avec la création de la ligne de glaces pour les supermarchés Slovènes, fabriquées avec le lait invendu, ndr.) et nous avons organisé des ventes aux enchères pour soutenir leurs entreprises. Cette année, le menu de Hiša Franko est d’ailleurs totalement dédié à ces deux concepts. Un plat qui représente bien cette démarche est celui que j’ai appelé « Où est la viande ? » , à base d’une sauce créée avec tous les restes des viandes des plats précédents, servie dans un oignon avec de l’orge grillée slovène et du malt d’orge. Il faut comprendre que la durabilité n’est pas une tendance et qu’une fois que le Covid ne sera plus notre plus grand problème, la faim prendra sa place. Le rôle de nous chefs en ce sens est de montrer que l’on peut manger de manière fantastique et luxueuse sans forcément exploiter de manière compulsive les ressources de notre planète. Car une herbe spontanée qui pousse à 900 mètres d’altitude dans les montagnes slovènes de manière totalement biodynamique n’a rien de moins qu’une cuillerée de caviar. Et s’il est problématique pour beaucoup de l’accepter, il faut se rendre à l’évidence que cela sera l’avenir de la gastronomie.
Propos recueillis par Lorena Lombardi
Crédits photo : Suzan Gabrijan