À Londres, Cédric Grolet nous parle de sa nouvelle boutique – une interview F&S – « Voici comment fonctionne notre processus créatif »
À Londres, Cédric Grolet nous parle de sa nouvelle boutique – une interview F&S
C’est au Berkeley à Londres, dans une table d’angle du nouveau Cédric Grolet At The Berkeley, que nous avons échangé avec le Meilleur Chef Pâtissier du Monde – titre qui lui fut décerné en 2018 par les 50 Best Awards. Situé en plein cœur de l’opulent quartier de Knightsbridge, cette boutique-atelier (dont nous avions essayé l’offre ‘goûter’ la semaine précédente), est prolongée par un café/salon de thé, où déguster les créations du pâtissier star. Un pain au chocolat plus tard, Cédric Grolet a répondu aimablement à toutes nos questions, sans évincer les sujets délicats (tels que les tarifs de ses pâtisseries). On a découvert un homme simple, accessible, qui surfe entre le concret des choses et l’ambition de laisser sa marque dans l’art de la pâtisserie. Un entretien tout en franchise et en liberté de ton, à découvrir ci-dessous.
F&S : Votre nouvel atelier/boutique/café a ouvert le 14 février à Londres, il y a donc un mois ; quel est votre premier bilan ?
Cédric Grolet : La clientèle à Londres est complètement différente de celle de Paris. Ici au Berkeley, j’ai des clients de tous styles, de toutes nationalités, et de toutes générations. Il y a des jeunes et des moins jeunes, des clients de l’hôtel qui ne me connaissaient pas mais que l’odeur des viennoiseries a fait venir ; des clients qui me suivent par leurs enfants ; etcetera. Et puis, ce qui est intéressant avec Londres, c’est que j’ai le sentiment de recommencer, en quelque sorte. Ou de commencer avec une nouvelle culture. À Paris, ça fait onze ans que je suis chef-pâtissier ; j’ai eu le temps de construire quelque chose. À Londres, les gens me connaissent moins. C’est donc un nouveau challenge, en un sens. En tout cas, je suis agréablement surpris par la gentillesse des clients londoniens. En trois semaines d’ouverture, je n’ai reçu aucune critique sur mes pâtisseries. Et j’ai déjà des habitués ! La première semaine, il y en a même qui sont venus tous les jours !
F&S : En plus de votre réputation propre, le succès de votre nouvelle boutique à Londres est-il aussi porté par le fait qu’il y ait Harrods à côté, le Mandarin Oriental, Hyde Park et autres éléments analogues facteurs de tourisme ?
C.G. : Bien entendu, l’emplacement est très important. Ma boutique donne sur Hyde Park, ce qui plaît beaucoup aux clients ; de plus, le Berkeley Hotel est un bel établissement. Cette adresse, ça n’est pas juste un lieu de passage ; c’est un lieu de destination.
F&S : En parlant de voisinage, êtes-vous allé dîner au restaurant londonien de Salt Bea (Nusret Gokce de son vrai nom), qui est situé à deux minutes à pied du Berkeley ?
C.G. : Oui, bien sûr, j’y ai dîné. J’y suis allé le premier, Nusret m’avait invité ; je l’ai invité à mon tour le lendemain, le jour de l’ouverture ; et il est venu au comptoir. Il a goûté toutes mes créations. J’ai rencontré une personne vraiment intéressante.
F&S : Au Cédric Grolet at The Berkeley, vous mettez l’accent sur le scone trompe-l’œil ; comment a-t-il été reçu par les locaux ?
C.G. : Il a eu du mal à démarrer ; mais depuis, il est passé numéro 1 des ventes ! J’en suis très content. Ce dessert intrigue les clients. Il restera tout le temps à la carte, avec une marmelade sur le côté qui changera chaque mois ou chaque deux mois, en fonction des saisons. Quant à moi, je me suis dit qu’en tant que chef pâtissier français, je ne devais pas faire un scone classique ; j’en fait au Meurice depuis 11 ans déjà. Donc pour Londres, j’ai opté pour un scone trompe-l’œil – le trompe-l’œil étant ma marque de fabrique.
F&S : Côté équipe, certains de vos chefs pâtissiers travaillent avec vous depuis des années ; comme Yohann Caron, avec vous depuis 11 ans. Ou François Deshayes, votre chef pâtissier au Meurice depuis 8 ans. Disposent-ils d’une liberté de création ?
C.G. : Tout à fait. Voici comment fonctionne notre processus créatif : Yohann et moi, nous discutons ensemble de la nouvelle carte ; une fois qu’on l’a décidée, il procède aux essais ; puis il me les présente. Je fais tous les réglages à ce moment ; et décide de ce que je garde ou non. Une fois que tout est réglé, on met le ou les desserts sur la carte. De manière générale, je suis assez ouvert, donc oui, mes chefs pâtissiers ont la possibilité de s’exprimer. Mais tout doit rester dans ma lignée : les fleurs et les fruits. De plus, on garde le cap de pâtisseries relativement lisibles ; aucune d’elle ne comporte d’éléments décoratifs qui ne servent à rien. J’ai horreur de poser sur le gâteau des éléments qu’il faudrait mettre de côté dans l’assiette. Tout ce qui est fait, a été fait avec un sens et une utilité pour le goût.
F&S : Avec une boutique au Berkeley et une au Meurice, avez-vous le sentiment que votre offre s’adapte plutôt aux palaces ?
C.G. : Pour ce qui est de mes fruits, ils s’adaptent très bien aux palaces ; c’est d’ailleurs au Meurice que je les ai créés il y a dix ans. Mais c’est à la boutique d’Opéra que j’ai créé mes fleurs (les fleurs citrons, les fleurs en chocolat, etc), et ça s’adapte très bien à une boutique. Quand je vois fleurs et fruits côte à côte, je trouve que ça s’adapte à toute circonstance et à tout type de clientèle.
F&S : Vos créations ont souvent été copiées. Comment réagissez-vous à ce sujet ?
C.G. : J’ai pris du recul là-dessus. Je me dis que c’est flatteur, finalement, d’être autant copié. Ça veut dire qu’on travaille bien. Au début, j’avais du mal, il y a cinq-six ans, car il y avait vraiment beaucoup de copies ; mais depuis, j’ai muri, je prends du recul ; et au final, ça me pousse encore plus à me dépasser. Ça me motive. Je me dis que peut-être, je suis un modèle en pâtisserie.
F&S : Côté prix, vos pâtisseries à Londres coûtent un certain prix. Certaines sont facturées 25 pounds (soit 30 euros). Est-ce que c’est cher, au final ?
C.G. : En fait, les prix sont basés sur mon étude de marché. Pour vous donner un exemple, ça doit faire 20 ans au Meurice que les pâtisseries sont à 25 euros pièce. À Opéra, elles coûtent dix euros moins cher ; ce qui prouve que j’essaie d’être attentif aux prix. Ici au Berkeley, étant donné l’emplacement, le loyer est forcément énorme ; de plus, c’est moi qui ai pris en charge les frais et travaux pour ouvrir l’atelier et le café ; à cela s’ajoute le coût du packaging et du graphisme ; le coût du service ; et les matières premières que j’utilise. De fait, j’utilise des œufs bio, élevés en plein air, qui coûtent 7 fois plus cher qu’un œuf en électrique ; pour ce qui est du beurre, j’utilise du beurre bio normand ; quant à ma farine, qui est bio aussi, elle vient du moulin en Auvergne à côté duquel j’ai grandi – je voulais vraiment qu’il y ait une histoire autour de mes produits. Et pour ce qui est du sucre, il coûte 7 fois plus cher que le sucre standard, car il est non raffiné, avec un pouvoir sucré dix fois moins fort. Autrement dit, si je sors ma pâtisserie à 4 euros pièce, c’est simple : je ne peux pas payer mes employés. D’autant qu’au Berkeley, ils sont presque 50 personnes à travailler ; il faut que l’entreprise puisse fonctionner. Donc oui, mes pâtisseries coûtent un certain prix, mais cela s’explique par tous ces facteurs. De plus, je souhaite payer confortablement mes pâtissiers. Le travail de qualité a un prix.
F&S : Pour le futur, envisagez-vous d’autres ouvertures ?
C.G. : Oui ; elles auront lieu très prochainement. Le Covid a ralenti le processus, mais ça devrait se faire prochainement. Ces ouvertures auront lieu à Dubaï, New-York et au Japon. Par ailleurs, comme je pense ‘long-terme’ et que je souhaite durer dans le temps, je ne veux pas de franchises. Je souhaite me concentrer sur la qualité, plutôt que la quantité. Car moi, ce qui m’intéresse avant tout, c’est de faire au maximum les choses bien ; produire la meilleure qualité possible ; et avoir, à terme, un impact sur la pâtisserie – comme mes confrères l’ont fait avant moi. J’aimerais créer un univers qui soit le plus complet possible ; de l’accueil à la pâtisserie, en passant par la vaisselle (ici au Berkeley, elle est en céramique 100% recyclée), les livres, la qualité de vie de mes employés, la charte graphique, etc. C’est d’ailleurs pour compléter mon univers pâtissier que j’ai fait créer un couteau à dessert. Avec ce couteau, lorsqu’on coupe le pain au chocolat, le croissant ou le dessert, on ne l’écrase pas. Comme je travaille énormément pour créer un feuilleté parfait, il était important pour moi que le dessert ne s’effondre pas à la découpe.
Par Anastasia Chelini – Londres, mars 2022
Photos – C. Courjon