À 48 h de la sortie du Guide Michelin France 2016 – Interview fleuve du chef Joël Robuchon

30 janvier 2016  0  Chefs & Actualités DÉNICHÉ SUR LE WEB
 

signature-food-and-sens  à 48 h de la sortie du guide Michelin France 2016, le chef Joël Robuchon se livre sur le magazine en ligne L’Express Styles dans sa rubrique  » Saveurs « . Il aborde tous les sujets, sans tabous, et avec franchise dans une interview exclusive de Ulla Majoube. Il fait part de sa blessure lors des accusations de violences en cuisine, il déclare que si l’affaire avait été fondée,  » il serait parti « .

L'express style

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Joël Robuchon :  » Comment pourrais-je dire qu’il n’y a pas de violence en cuisine ? « 

Une école dans la Vienne, de nouveaux restaurants à l’étranger, et peut-être de nouvelles étoiles au guide Michelin ce lundi… Joël Robuchon nous parle de ses actualités et revient sur l’affaire de harcèlement en cuisine qui l’a touché en 2015.

A bientôt 71 ans, Joël Robuchon ne compte pas quitter le monde de la gastronomie. Alors que le guide Michelin 2016 est révélé ce lundi 1er février -son établissement de Bordeaux, La Grande Maison, devrait faire partie des nouveaux étoilés-, le chef le plus étoilé nous accueille pour discuter santé, violence en cuisine, l’ouverture de son école -l’Institut Joël Robuchon- et ses futurs restaurants. 

Pourquoi lancer à 70 ans un institut à son nom? 

Il y a longtemps que je voulais faire une école. Je pense que quand on a atteint un certain âge et une carrière professionnelle, c’est le rêve de tout cuisinier que de transmettre son savoir. Or jusque là, je n’avais pas trouvé de lieu adéquat. La plupart des propositions qui m’étaient faites étaient à l’étranger. Jean-Pierre Raffarin, qui est un ami d’enfance, m’a proposé Montmorillon, dans la Maison-Dieu [un ancien monastère-hôpital construit au XIIe siècle]. Le lieu est extraordinaire. Et pour moi, cela a une valeur symbolique. Déjà, car je suis de la région -toute ma famille et mes ancêtres qui viennent de là. Et surtout, j’y ai fait le petit séminaire [école secondaire]. J’avais réussi le concours d’entrée au séminaire de la Maison-Dieu. C’était très dur, à cette époque. Et je n’y suis pas allé. La vie fait que, finalement, je vais y entrer aujourd’hui! 

La transmission, c’est votre passé de Compagnon du devoir qui parle? 

Exactement. Le devoir de chaque Compagnon, c’est de transmettre. On a reçu des anciens, on doit enseigner une technique, un savoir-faire, une maîtrise. Même le côté invisible: en cuisine, il y a des choses qui ne peuvent pas s’expliquer. Seule l’observation et la répétition peuvent enseigner ces aspects.  

Vous allez pouvoir être présent dans cet institut? 

Je viens d’acheter la maison où j’ai passé mon enfance, que mon père avait construite lui-même. Je ne l’aurais pas fait si je ne comptais pas venir régulièrement à l’institut. J’ai commencé ma carrière à Poitiers, je finirai dans ma région. Je suis heureux de retourner chez moi. Il y a des vibrations, des souvenirs d’enfance…  

Y a-t-il eu une évolution ces dernières années dans l’enseignement? 

Cela n’a plus rien à voir. Autrefois, il y avait deux façons de transmettre: ceux qui se cachaient, ces vieux cuisiniers qui faisaient leurs recettes en secret; et ceux qui donnaient volontiers. Or il y avait peu de ces derniers. Certains voulaient même breveter leurs recettes pour ne pas qu’elles soient copiées! Les mentalités ont évolué. D’autant que les jeunes voyagent de plus en plus. Il y a un échange qui se fait naturellement des produits, des techniques, des cultures, etc. Les gens sont beaucoup plus ouverts à tester de nouvelles choses. Et c’est un honneur, un plaisir de voir ce que l’on a transmis être réalisé par d’autres. C’est ce qu’il y a de plus valorisant. 

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Justement, pour beaucoup, la fierté est de préparer la « purée à la Robuchon »… 

Bon, tout le monde la fait, maintenant! Je pense sincèrement qu’en cuisine, on peut faire n’importe quoi pour épater les gens: quelque chose qui sorte de l’ordinaire ou des innovations. Prendre les clients pour des cobayes, c’est facile. Or on ne peut créer la surprise avec un plat qu’une seule fois. Le plus dur, c’est ce qu’il y a de plus simple. Et bon. Cela demande beaucoup de technique et de maîtrise. Si un client goûte un plat simple et qu’il se dit que c’est meilleur que ce qu’il cuisine lui-même, là, c’est réussi. La grande cuisine, pour moi, c’est ça. 

Ce sont souvent des effets de mode, non? 

Oui, ça passe. Ça a été le cas notamment pour la cuisine moléculaire. Tout le monde a essayé, même moi. Mais ce n’est pas que négatif: ça a apporté des techniques, des réactions et des mélanges de produits. C’est de la chimie, ce n’est plus de la cuisine.  

Plusieurs techniques moléculaires sont encore utilisées aujourd’hui… 

Tout à fait. Des bonnes choses sont restées, mais des mauvaises aussi, comme certains additifs: la gomme de xanthane, qui doit être utilisée en toutes petites doses. Des chefs l’utilisent en grande quantité pour rendre les sauces onctueuses. Or après, le client passe la nuit dans les toilettes… 

Est-ce que vous faites plus attention aujourd’hui aux composants, comme les additifs? 

Je n’en utilise plus! C’est fini. J’ai la chance de rencontrer beaucoup de membres du corps médical, et beaucoup m’ont mis en garde depuis de nombreuses années. Je ne savais pas au début s’ils avaient raison. Or il s’est avéré que c’est dangereux. Certes, ça ne fait pas mourir, mais c’est mauvais pour la santé. Je préfère penser dans l’autre sens: travailler des éléments qui sont bons pour la santé.  

Les scandales alimentaires ont changé la donne. Les gens se préoccupent davantage de ce qu’ils mangent, non? 

Il y a eu trop de problèmes. Mais il y a des gens qui n’ont pas les moyens. Je travaille depuis plus de vingt ans pour la gamme Reflets de France vendue chez Carrefour. L’une des premières décisions a été de retirer tous les additifs. Or ce n’est pas forcément accessible à toutes les bourses. Les gens vont dans le bas prix, qu’importe ce qu’il y a dedans. Au moins, ils peuvent se nourrir. 

Les gens veulent manger mieux, mais en payant le moins possible. C’est contradictoire? 

Les gens ne regardent pas bien les étiquettes, car elles sont compliquées. Qu’est-ce qui en bon ou pas? Qu’est-ce qu’il faut éliminer? Le bon produit coûte très cher. Déjà, faire de la qualité, c’est cher. Le prix d’achat, donc, est plus élevé. Dès lors, cela se répercute dans l’assiette. Dans la restauration, c’est difficile d’acheter de la viande ou du poisson de qualité. Un poisson à la ligne, non pêché par un chalut, c’est hors de prix. On ne peut pas être contre le bio ou l’agriculture raisonnée. Car cela va dans le bon sens, même si ce n’est pas parfait. Les Américains, ça fait longtemps qu’il l’ont compris. 

Enfin, les Américains font l’apologie du le bio, tout en utilisant des hormones et des OGM… 

Ceux qui mangent « organic » (bio) ne vont pas acheter ces produits-là. On voit les marchés fleurir, même dans le centre de New York. Les Etats-Unis font partie des pays où il y a le plus de végétariens. Même de vegan. On doit avoir des menus pour eux. A Las Vegas [dans son établissement], 20 à 30% de la clientèle est végétarienne, certains jours. 

Paris est-il à la traîne sur le bio par rapport à New York ou Londres? 

Dans ce domaine-là, bio ou local, oui! On y attache peu d’importance. Même les menus végétariens sont peu fréquents à Paris. Alors qu’à l’étranger…  

Trouver de bons produits, une mission impossible? 

On a tellement de mal à trouver de bons produits! Pour avoir des qualités régulières, c’est difficile… Il y a un paradoxe, aussi: dans ma jeunesse, les Espagnols mangeaient très peu de boeuf car il n’était pas bon. Aujourd’hui, ils ont une viande extraordinaire. Nous ne sommes pas capables d’avoir la même qualité en France, en ce moment. Moi, je n’en connais pas. On m’a parlé de telle ou telle viande. Mais quand je la goûte… Les producteurs espagnols ont fait de gros efforts. Et ils la vendent cher. Dans certaines régions, il y a désormais une vraie culture du produit. 

Pourtant, l’image de produit bas de gamme colle à l’Espagne? 

On est habitués ici aux tomates pas bonnes, aux fraises sans goût… Or quand on est sur place là-bas, croyez-moi, on trouve! 

Vous qui avez des établissements de par le monde, quel pays est le plus dynamique selon vous? 

Les Etats-Unis, malgré tout, malgré ce paradoxe. Car il y a des abus. Or quand c’est le cas, on essaye de rétablir l’équilibre. Mais ce ne sont pas les seuls. Je rentre de Thaïlande, où la reine a lancé le Royal Project, qui impose des produits naturels. Des pays qu’on n’attend pas se rendent compte de tous les bienfaits des produits sains, naturels, sans pesticides ou autres. La France est un des derniers d’Europe dans ce domaine. De toute façon, il faudra changer.  

Vous vous êtes toujours inspiré de vos séjours à l’étranger… 

A mon époque, on me disait « il ne faut pas bouger, il faut rester dans votre restaurant ». C’est ce que j’ai fait pendant longtemps, avec des oeillères. J’ai beaucoup appris depuis que je vais à l’étranger. Il faut s’ouvrir sur le monde. Je n’ai jamais vu un pays où je n’ai pas appris quelque chose. Et j’ai compris tout de suite qu’il fallait utiliser les produits locaux et éviter d’importer des aliments français. Les aliments importés, même de qualité, passent par plusieurs jours de voyage, avec des décalages climatiques importants. Au début, c’était très mal perçu, mais quand vous avez un produit local qui est de qualité, et que vous le traitez en cuisine française, le résultat est bon. Du coup, ça a été un succès, auprès du public et des guides.  

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Lundi 1er février est dévoilé le nouveau classement du guide Michelin. Vous êtes actuellement le chef le plus étoilé… 

Ce n’est pas trop compliqué : il suffit d’avoir plein de bons restaurants! (rires). Plus sérieusement, il faut le faire avec passion. 

La passion, c’est votre secret pour réussir? 

Dans la cuisine, il y a un acte d’amour. Je suis sûr que quand vous invitez quelqu’un chez vous, vous donnez le meilleur de vous-même. Il faut que ce soit exactement la même chose pour nous. C’est ce que j’essaye de transmettre à tous les gens qui travaillent avec moi: faites-le avec amour et passion. Les gens sentiront cela dans leur assiette.  

Un plat réussi doit générer une émotion? 

Exactement. Et l’émotion est créée par l’amour que le cuisinier a mis dedans, pas juste la technique. Je me suis longtemps occupé du concours du Meilleur Ouvrier de France. Il y avait 600 candidats cuisinant le même produit à peu près, la même recette, les mêmes quantités. Jamais il n’y avait deux plats qui se ressemblaient. La cuisine, ce n’est pas quelque chose qu’on peut codifier.  

Vous avez une image publique qui est passée par tous les hauts et les bas. Comment gérez-vous cela? 

L’affaire du harcèlement [à la Grande Maison, à Bordeaux, ndlr] a été classée. Un homme qui n’a travaillé que deux jours ici et que je n’ai jamais rencontré… Et il avait des antécédents [avec d’autres chefs]. Il avait perdu devant tous ses Prud’hommes.  

Comment avez-vous vécu cela? 

Ça vous fait une réputation, ça fait mal… Je l’ai mal vécu. C’était un déchaînement. C’est vrai qu’il y a des cuisines où il y a des gens qui frappent, ça existe. Comment pourrais-je dire qu’il n’y a pas de violence en cuisine? Mais je sais que chez moi, il n’y a pas de violence. Ou alors peut-être dans mon dos… Moi, je n’ai jamais frappé un cuisinier. Jamais. On parle des horaires épouvantables chez moi: le premier Atelier Robuchon à Paris, ouvert depuis onze ans, propose trois jours de repos à ses salariés, ce qui est rare. Donc quand on m’accuse de tout ça, ça me touche. 

Vous avez été soutenu? 

Quand l’affaire a été publié, beaucoup de chefs et de personnes avec qui j’ai travaillé depuis des années m’ont écrit spontanément. J’ai reçu 500 lettres de soutien. Cela a été le seul point positif qui m’a fait du bien dans une période difficile.  

Vous faites partie de ces quelques chefs connus mondialement, cela fait de vous une cible privilégiée? 

Là, c’est sûr, j’étais une bonne cible, un bon client. C’est « normal », quand on est exposé comme ça, on est fragile. Il suffit de pas grand-chose pour vous démolir. J’aurais très bien pu ne pas m’en remettre. Je pense que si l’affaire était fondée, je ne m’en serais pas remis. Je serais parti. 

La violence en cuisine est loin d’être un mythe… 

C’est vrai qu’il y a des cuisines où des gens ont brûlé des cuisiniers avec des cuillères chaudes, bouillantes… On les connaît, nous autres professionnels. On sait chez qui ça se passe. 

Les cuisiniers disent souvent « un an chez Robuchon équivaut à 5 ans ailleurs ». Qu’en pensez-vous? 

C’est vrai que chez moi il y a toujours eu beaucoup de rigueur, de discipline. Je pense que, comme on travaille des produits alimentaires, c’est dangereux. J’ai toujours eu peur de l’intoxication. Donc j’ai toujours voulu beaucoup de propreté, d’ordre. Cela demande une certaine exigence. C’est pareil pour les sportifs de haut niveau. Certains peuvent atteindre des sommets, d’autres pas. Et je le comprends très bien. Vous savez que dans ma carrière, je n’ai jamais renvoyé quelqu’un? Ah si, une personne, car il avait frappé un apprenti…  

Un chef étoilé sans rigueur, c’est possible? 

Je ne crois pas. Surtout dans ce métier.  

Il faut une hygiène de vie pour tenir, aussi… 

Oui, il y a ça aussi ! De toute façon, ceux qui sortent beaucoup craquent à un moment donné. Ou alors ils vont vers la drogue. Il y a de plus en plus de jeunes qui se droguent en cuisine aujourd’hui. Il a fallu cette affaire de harcèlement pour que je sache qu’il y avait des gens chez moi qui se droguaient. Je l’ignorais complètement. Ce sont des gamins, qui ont 20 ans, 30 ans… 

Quand on s’appelle Joël Robuchon, a-t-on le droit à l’erreur? 

La perfection n’existe pas ! On peut toujours faire mieux. Il y a des faiblesses, des jours où ça ne va pas… 

C’est pour cela que vous aviez décidé de prendre votre retraite, avant de finalement revenir? 

J’avais dit « A 50 ans, j’arrête ». J’ai commencé à 15 ans. J’ai attendu 50 ans pour voir la montagne sous la neige! Je ne pouvais pas y aller l’hiver, je travaillais. En fin de compte, ma retraite n’a pas duré longtemps : on m’a laissé quatre mois, et puis j’étais reparti. 

Vous compterez bientôt 25 établissements à votre nom. Qu’est-ce qui vous pousse encore à en ouvrir? 

J’ai une équipe, des gens qui ont passé presque toute leur vie professionnelle avec moi. Il y en a qui sont ambitieux. Parfois, c’est dur de dire non. Quand on ouvre un restaurant, c’est qu’on nous a sollicités, en nous proposant des conditions qu’on ne peut pas refuser. Et c’est comme ça qu’on se laisse embarquer. Et puis il y a le rêve, aussi. 

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