Le chef Jérémy Gillon vient d’ouvrir JAG à Singapour, où il rend hommage à la cuisine française – « j’aime mon métier, et tant que c’est ainsi, je suis heureux »
Au restaurant JAG à Singapour, Jérémy Gillon rend hommage à la cuisine française
C’est l’un de ces petits miracles chers aux voyageurs : une table inattendue, française de surcroît (les expatriés nostalgiques de la cuisine du pays natal comprendront cette joie-là), que l’on découvre à l’autre bout du monde grâce au bouche-à-oreille, et qui fait de votre soirée une enclave hors du temps. Le JAG, jeune restaurant planté au cœur de Singapour, ménage aux gourmets des retrouvailles éblouies avec la cuisine de l’Hexagone. Aux commandes, le chef Jérémy Gillon propose un répertoire gastronome averti, qui promène le palais de la Normandie à la Savoie, dans un joli espace feutré où la classe n’interdit pas le relax. C’est là que l’étoilé de Val Thorens (ancien chef de L’Épicurien) donne la mesure de son talent, et fait montre d’une connaissance extensive des herbes et des petits producteurs. Au final, le dîner est un sans-faute, dont le tempo va crescendo, avec un dessert qui finit d’emporter le verdict. Et parce qu’un beau dîner est le fait d’un esprit créatif, ni une ni deux, nous avons sorti carnet et crayon, et interviewé dans la foulée ce chef talentueux. À découvrir ci-dessous.
F&S : Parlez-nous de votre parcours.
Jérémy Gillon : Je suis d’abord parti au Pays Basque, en Guyane et en Amazonie, avant de rejoindre en 2001 Nicolas Le Bec à Lyon, à la Cour des Loges. J’y suis resté deux ans. Puis je suis allé à Courchevel, chez Michel Rochedy à Chabichou, pendant deux ans. Ensuite de quoi, j’ai fait une année en Corse, au restaurant gastronomique Belvédère. Puis j’ai travaillé chez Michel Kayser à Nîmes, pendant 9 mois, au restaurant Alexandre (deux macarons). Après un retour en Corse, puis un passage en Normandie au Château d’Audrieu pendant un an, j’ai finalement rallié Val Thorens, où je suis resté dix ans. Je suis littéralement tombé amoureux de cette région. La première année, j’étais second de L’Épicurien, un restaurant gastronomique de vingt couverts. L’année suivante, puis les neuf autres, je suis devenu le chef des trois restaurants Montana Restaurants : Le Montana (la brasserie de L’Épicurien), Le Chaudron Magique (un restaurant savoyard et italien), et L’Épicurien lui-même (le gastronomique). En parallèle, j’’étais consultant du restaurant Me@OUE à Singapour, de 2013 à 2016 ; je m’y rendais chaque été. À L’Épicurien, nous avons décroché l’étoile en 2015. Le lieu a été vendu l’année suivante. Je suis alors parti à Singapour ; et ai ouvert le JAG en octobre 2018. Mon restaurant n’a pas encore un an, donc.
F&S : Qu’est-ce qui vous a poussé à vous installer à Singapour ?
J.G. : J’avais envie de découvrir cette partie du monde. Les gens ici sont passionnés de cuisine. Singapour connaît d’ailleurs en ce moment un nombre incroyable d’ouvertures de restaurants. Il faut dire que la nourriture et les restaurants font partie intégrante de la vie singapourienne. Et puis, moi qui m’intéresse de près à la culture des herbes, celle-ci est très riche en Asie, notamment en Thaïlande, au Vietnam, au Cambodge et au Laos. À Bali, pays très producteur, le locavore fait beaucoup parler de lui. Et la Malaisie est connue pour avoir beaucoup de producteurs. Quant à Singapour, elle plaît aux chefs car elle est stable, sécuritaire, propre et organisée ; et on peut y importer un large panel de produits
F&S : Vous semblez déjà bien connaître l’Asie.
J.G. : J’y ai déjà vadrouillé, oui ; mais je continue d’apprendre. L’avantage de Singapour, c’est que c’est au centre de l’Asie, ce qui permet de visiter tout le continent à partir de là.
F&S : Le mois dernier, le 50 Best faisait son grand raout annuel à Singapour. Qu’avez-vous pensé de ce choix de destination ?
J.G. : C’était une grande fierté pour nous que ça se fasse ici. Moi qui suis de près les festivals et expositions organisés à Singapour, je dois dire que ça bouge de plus en plus ; que ce soit au niveau de l’art, de la musique ou de la scène culinaire, Singapour est très active, et fait preuve d’une vraie envie de faire partie de grands événements. D’ailleurs, le Tourism Board est très investi pour intéresser le monde à la destination.
F&S : Après le 50 Best en juin, ce sera le guide Michelin qui fera sa cérémonie singapourienne annuelle en septembre; avec tous ces événements culinaires, pensez-vous qu’on puisse parler de Singapour comme d’une capitale gastronomique ?
J.G. : J’utiliserais cette expression pour une ville comme Lyon, par exemple, où il y a un fort ancrage culinaire historique. Pour autant, oui, il y a ici un choix culinaire très large, avec de très bons restaurants servant tous types de cuisines. L’offre food va du food court à la cuisine africaine, marocaine, française, etc. Et le côté qualitatif est bien là.
F&S : Comment vous fournissez-vous ?
J.G. : Pour les herbes, j’en fait importer quarante sortes différentes, fournies par Christophe Valaz, qui vit à côté d’Esserts-Blay ; il les cueille en montagne, puis les fait sécher dans des conduits d’air. De la sorte, ses herbes conservent leur saveur et leurs bienfaits intacts pendant un an. J’ai de l’ortie, de l’angélique, de la sauge, de l’aubépine, de la berce, de la fleur de sureau, de la menthe ricola (avec laquelle on fait des huiles, des sorbets, des consommés, du vinaigre…), et bien d’autres. En fait, j’ai tellement à faire avec les herbes que je ne travaille plus les épices. Pour ce qui est des fromages, je me fournis chez La Petite Boutique, une épicerie fine française installée à Singapour, qui importe ses fromages de France, d’Écosse, d’Irlande et d’Angleterre. On travaille avec elle car elle fait l’intermédiaire avec nos fromagers en France, bien qu’elle ait déjà une très bonne sélection. Mon plateau à fromages, lui, a été fait par un Singapourien passionné. Côté fruits et légumes, ils proviennent en grande partie de France, mais je travaille également avec des fermes de Singapour, et certains légumes viennent de Hollande, Australie, Asie et Nouvelle-Zélande. Je fonctionne ainsi pour l’instant, car je suis sûr de la qualité ; mais j’aimerais me fournir davantage localement. Ce n’est pas encore possible, car il n’y a que quelques fermes ici, encore peu développées. À terme, j’aimerais beaucoup collaborer avec l’une d’elles, afin qu’elle produise les légumes du JAG.
F&S : Que pensez-vous de la double arrivée ici d’Anne-Sophie Pic (que nous avons interviewée lors de l’inauguration de La Dame de Pic Singapour) et d’Alain Ducasse, qui ouvrent leur restaurant respectif au Raffles Hotel Singapour ?
J.G. : C’est fantastique pour la ville, valorisant pour la destination, et stimulant pour nous les chefs. Cela nous rappelle qu’il ne faut pas s’endormir sur ses lauriers ! (Rires). Ceci dit, je ne les considère pas comme des concurrents ; si mon restaurant venait à ne pas marcher, ce serait de ma faute, pas celle de la concurrence.
F&S : Vous voyagez beaucoup ; quelle est la tendance culinaire du moment, selon vous ?
J.G. : J’aime penser qu’elle est celle du produit ; que celui-ci soit une carotte, une betterave, ou autre. Pour ma part, j’aime travailler les légumes ; rien qu’avec un seul légume, le potentiel gustatif est énorme. Prenez la betterave par exemple : quand on la décompose, on trouve plusieurs saveurs selon la partie exploitée. De ce fait, la betterave peut avoir un côté sucré, ou terreux, presque framboise parfois. À mon sens, le végétal devrait être beaucoup plus exploité. Il me semble qu’on est encore trop consommateurs de viande. Et puis, tant qu’on ne respectera pas suffisamment les saisons, ça n’ira pas. Pour ma part, j’ai fait beaucoup de cuisine moléculaire à mes débuts ; les textures étaient fantastiques. Mais au final, il me manquait le produit dans l’assiette. Je travaille maintenant sur des jeux de texture autour d’un légume, ou d’un produit.
F&S : Vous qui avez eu une étoile à L’Épicurien, espérez-vous en décrocher une au JAG ?
J.G. : Je n’ai jamais travaillé pour les étoiles. Bien sûr, j’aime faire partager une idée, des saveurs, un moment ; tout ça va dans l’idée de l’étoile. Mais je ne travaille pas pour ça. Pour autant, on est réaliste : une étoile, ça aiderait le restaurant. Mais notre premier travail, c’est de faire que les gens soient bien, qu’ils soient heureux au JAG ; que la qualité soit continue ; que le JAG plaise ; et que l’on puisse expliquer aux clients notre démarche. Ceci dit, il est certain que si je recevais une étoile, j’en serais très honoré. Ce n’est pas mon but premier, mais ce serait un honneur. En tout cas, j’aime mon métier, et tant que c’est ainsi, je suis heureux.
F&S : Que prévoyez-vous pour les années à venir ?
J.G. : À long terme, j’aimerais créer ma marque dans le fine dining en Asie (Cambodge, Laos) ; et ailleurs peut-être. Mais ce n’est pas pour tout de suite. Pour l’heure, j’aimerais former des gens d’ici pour qu’ils me produisent des légumes ; comme je l’ai fait jadis en France avec de petits producteurs, qui faisaient pousser spécialement pour moi certains légumes. Bien sûr, il s’agit de voir ce qui est faisable en fonction du climat. Mais créer des liens avec les producteurs, c’est une démarche très importante à mes yeux ; le produit, c’est 90% de mon travail. Les produits prennent du sens pour moi dès lors que je connais ceux qui les cultivent.
Par Anastasia Chelini
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