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Manko (Paris), la caverne au trésor de Gastón Acurio

19 août 2016  0  À la petite cuillère
 

signature-food-and-sensManko Paris, au sous-sol du Théâtre des Champs-Élysées, est un restaurant qui s’est fait désirer, ayant ouvert ses portes plusieurs mois en retard sur le calendrier prévu. Ce n’est guère, à une ou deux près, que la quarante-cinquième adresse que Gastón Acurio, grand chef à bonne bouille du restaurant étoilé Astrid y Gastón à Lima, ouvre dans le vaste monde — mais c’est la première à Paris, et ça doit compter pour lui, qui a fait ses classes en France. Très curieuse de cet événement durant tout l’hiver, j’avais fini par me lasser. Et au printemps, quand Manko s’était enfin décidé à ouvrir, j’avais perdu le fil, d’autant plus facilement que l’ouverture avait été discrète, contrairement à ce que cette attente médiatique aurait laissé supposer. Les premières critiques n’étaient pas très gentilles, et somme toute se sont résumées à peu de chose. Mais ce genre d’adresse a besoin de temps pour trouver ses marques. Temps perdu rattrapé avant-hier soir. Réservation du dîner facile, en ligne, le matin même. Grâce au mois d’août à Paris, bien sûr.

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Je n’avais aucune raison d’avoir des idées préconçues. D’abord — et j’en avais déjà parlé ici même —, mon expérience de la cérémonie qui honorait, en novembre 2014, Gastón Acurio à l’Unesco comptait pour des prunes, l’équipe de cuisine résidente n’ayant pas exécuté avec grand talent les instructions du chef. Ensuite, la cuisine nikkei décrite en live dans le même article m’était apparue somptueuse, riche, savoureuse, enthousiasmante. Pas besoin de me faire un dessin : la cuisine péruvienne, c’est un sacré truc, et comment en serait-il autrement avec cette incroyable richesse de produits, d’ethnies, d’origines, associée à la fascinante culture andine, à sa géographie et à sa biodiversité ? Quatre mille variétés de pomme de terre, sept cent cinquante fruits, deux mille espèces de poissons…

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Le travail des cebicheros à Manko.

Les cuisines d’Amérique latine sont admirables, riches et variées. Dans leurs meilleures expressions, elles ont le goût profond et originel de la terre nourricière, rehaussé par leurs sublimes piments de toutes les couleurs et de tous les parfums. Malheureusement, l’Amérique du Sud n’a que très peu touché le Paris culinaire de sa baguette magique. Tout restaurant tenant un peu la route, qu’il soit mexicain (Ay ! Caramba !, Comme au Mexique ou Los Recuerdos del Porvenir dans les années 90), péruvien (El Picaflor) ou brésilien (Botequim, en cours de reprise), fait figure d’exception et disparaît souvent assez vite ; il y aurait beaucoup à dire sur l’ouverture du public français à ces saveurs-là, mais je n’en ai pas le temps. La faiblesse en piment de la cuisine d’Anahuacalli, autrement tout à fait correcte, complète l’illustration, mais peut-on leur en vouloir en présence de la désastreuse intolérance au piment des Français en général ? Ah mais il y a les tacos ! me direz-vous. Des tacos, il y en a partout. Oui, mais les tacos, ça marche parce que c’est simple, parce que ce sont des objets de mode, au même titre que les burgers ; et c’est très loin de résumer les gastronomies du Mexique. Je n’appelle pas ça « ouverture à une autre cuisine ». Et hormis El Picaflor, je préfère ne pas évoquer les tentatives de cuisine péruvienne goûtées à Paris.

Mortel, tu t'apprêtes à pénétrer dans le sanctuaire…

Mortel, tu t’apprêtes à pénétrer dans le sanctuaire…

Jusqu’à la dégustation, le mystère restera entier. Au moment où je descends l’escalier vers Manko, je ne sais pas encore si je m’apprête à pénétrer dans une boursouflure jet-set ou dans une ambassade de la cuisine péruvienne. Le site implique un mélange des genres : le Triangle d’Or n’est pas forcément bon signe. L’entrée du restaurant a quelque chose, graphiquement parlant, de la démarche initiatique. Tirer cette lourde porte de bois donne l’impression intimidante d’entrer dans le temple du Soleil ou dans une planche du Rayon U, chef-d’œuvre moins connu d’Edgar Pierre Jacobs. Bien sûr, ce sont nos références franco-belges qui s’excitent, mais l’effet « saint des saints » est forcément intentionnel.

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Une planche du « Rayon U ».

Manko est le nom du fondateur de la dynastie inca, Manco Cápac, mais aussi du deuxième du nom, Manco Cápac II, qui mena une révolte contre l’envahisseur espagnol en 1536. Il y a ici un thème, qui s’éclaire à mesure que l’on écoute Gastón Acurio : Avant l’arrivée des conquistadors au XVIe siècle, confiait-il au Figaro, des ingénieurs incas s’étaient mis à cultiver des espèces sauvages qui représentent aujourd’hui la moitié de ce que l’on mange sur la planète : la pomme de terre, le maïs, la tomate, le cacao… Puis, tout le développement de connaissances accumulées pendant des milliers d’années s’est arrêté. Soudain, la langue, les dieux n’existaient plus. On a choisi quelques-uns de ces aliments et on a oublié le reste. L’indépendance de 1821 n’a été que politique. Les Péruviens ont continué à imiter la Couronne espagnole. C’est à travers la cuisine qu’il y a vingt ans nous avons commencé à nous accepter comme une société multiculturelle. Aujourd’hui, cette réappropriation s’est étendue à tous les champs de la culture.

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L’intérieur, œuvre de l’architecte parisienne Laura Gonzalez, est une complète réussite : la beauté y transcende le luxe. Le triple espace en sous-sol (restaurant, bar-cabaret, mezzanine « pour les VIP », me dit-on avec candeur) est superbement utilisé, au point de faire oublier l’absence de lumière du jour.

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La salle du restaurant est disposée en longueur : sur la droite, des tables rondes et des îlots à banquettes, et sur la gauche une longue rangée adossée à la cuisine ouverte qui fait l’effet d’un puits de lumière. Au fond, dans un espace bar carrelé de rouge, les cebicheros, partie intégrante du spectacle, confectionnent les cebiches (ceviches), causas et autres tiraditos (salades de poisson cru en lamelles).

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Cebicheros.

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Si j’en juge aux conversations provenant de la cuisine ouverte, le personnel est largement hispanophone. La plupart sont venus directement du Pérou et ont été formés chez Gastón. Ci-dessus, Melio, l’un des deux cebicheros en service ce soir-là, sert une causa, purée de pomme de terre froide assaisonnée au piment aji amarillo et couverte de garnitures variées : œufs, pickle de graines de moutarde, fruits de mer, avocat, tomate, oignon rouge… Je ne l’ai pas commandée cette fois, mais je suis heureuse d’avoir pu prendre une image (ci-dessous) de cette très belle assiette, coquillage magique, corne d’abondance juste sortie d’une mer de légende.

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La causa.


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Le poulpe juste avant l’envoi.

La carte (que vous pouvez consulter en ligne) est d’une grande richesse. On me conseille le poulpe grillé. J’aime le poulpe, mais je n’en ai pas envie ce soir. Ce sera pour une autre fois, car il est de toute beauté : la cuisson au four Josper (la cuisine en utilise deux, un grand et un petit) produit de superbes rôtisseries et grillades.

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Cebiche nikkei.

Afin d’en apprendre le plus possible, je commande quatre « petits » plats, en commençant par le cebiche nikkei, à base de poisson bleu par opposition au cebiche mixto ou clasico, au poisson blanc. Si l’assaisonnement est bon, le poisson est de la bonite, espèce difficile à travailler en cru et mollassonne si elle n’est pas de qualité exceptionnelle. C’est malheureusement le cas aujourd’hui, et la qualité du plat n’est pas en cause.

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Les délicieuses empanadas à la chair de crabe, tendres, chaudes, moelleuses, hautes en goût, viennent rattraper le coup. Je les accompagne d’un pisco sour ; plus tard d’une margarita. Les cocktails, chèrement facturés, pourraient bénéficier d’un peu plus de pêche, de peps, de zing, d’épices, de hoopla, de frite, autrement dit de mordant, de netteté et d’acidité. Dommage qu’ils ne soient pas le point fort d’une maison qui s’est dotée d’un si beau bar et d’une carte de spiritueux si bien composée : vins d’Amérique du Sud, vins de France, bouteilles à prix raisonnable, grosses quilles pour frimer, pisco, tequila, mezcal, breuvages aux noms évoquant les hauteurs des Andes, tout y est. Il manque juste un peu de nerf dans l’exécution.

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Papas Manko.

J’ai commandé des papas a la huancaina, une de mes recettes préférées de tous les temps. Ce qui arrive sur la table me paraît tout d’abord une interprétation hardie du classique péruvien : des frites de pomme de terre agria accompagnées de deux sauces au piment (aji amarillo et aji rocoto). Tout s’explique : la serveuse s’est trompée en transmettant la commande. J’hérite donc des papas Manko, qui sont tout autre chose. Comme on me les laisse gentiment goûter, je suis en mesure d’affirmer que nous tenons là, haut la main, les meilleures frites de Paris. Non seulement elles sont divinement croustillantes, moelleuses et savoureuses (une équipe péruvienne prend forcément la patate au sérieux), mais les sauces sont excellentes.

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Papas a la huancaina, recette traditionnelle péruvienne.

Du coup, quand arrivent mes très jolies papas a la huancaina (pommes de terre en sauce aji amarillo-fromage, œuf et olives), elles ont un peu de mal à donner la réplique à ces frites irréprochables. La recette reste belle et bonne.

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Anticuchos de pollo.

Vous voyez, c’est un vrai festival de pommes de terre. Et ce n’est pas fini, car mes anticuchos de pollo (brochettes de poulet grillées) reposent sur un lit de pommes de terre sautées de couleurs variées (bleu, jaune) et de maïs blanc choclo. Mais c’est normal ; si vous voulez manger péruvien, vous avez intérêt à aimer les pommes de terre. Ça fait beaucoup de petits plats, tout ça, d’autant que j’en ai eu un qui n’était pas prévu au programme, et je cale. Je prends mon courage à deux mains, car dans un restaurant si atypique, le test des desserts est une obligation.

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J’ai simplement choisi l’assortiment de glaces maison et je ne le regrette pas : quatre quenelles fines et onctueuses (Pacojet, j’écris ton nom), délicatement parfumées, révolutionnant le concept de la glace de restaurant par la hardiesse de leur texture et de leur saveur. De gauche à droite : lucuma (fruit local, une sorte de sapotille), fève de tonka-chocolat, miel-café, et fromage blanc légèrement salé. À toutes fins utiles, je précise aussi que le café est très bon.

On me souffle dans l’oreillette qu’en des circonstances moins aoûtiennes, le filtrage oculaire jet-set marche à fond à l’accueil et qu’on vous toise de la tête au pied afin de savoir si vous êtes people, célébrité, vacances à Saint-Barth, cocaïnomane médiatique, enfin bref digne d’intérêt. Je n’ai rien perçu de tel, mais je suis venue en saison creuse. Donc joker sur ce point, moyennant quoi j’ai fort bien mangé et je me promets de revenir pour explorer davantage cette excellente carte et cette cuisine à forte personnalité, remarquable par sa luxuriance maîtrisée.

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Papas a la huancaina, détail.

Pour mieux illustrer cette luxuriance maîtrisée, je repasse le micro à Gastón Acurio : J’ai étudié la cuisine en France. Logiquement, lorsque je suis retourné dans mon pays, j’ai ouvert un restaurant français. Sur la première carte d’Astrid y Gastón, en 1994, vous trouviez de la terrine de foie gras, du coq au vin, du navarin d’agneau, de la blanquette de veau… J’achetais 50 kg de beurre par jour ! En 2003, j’ai effectué un tour complet de mon pays. Je me suis rendu compte qu’il y avait plein de produits, une diversité de pommes de terre, de piments, de grains que nous n’utilisions pas parce que nous étions colonisés émotionnellement. J’ai décidé de les mettre en valeur. D’autres restaurants à Lima, comme Maido ou Central, ont emprunté ce chemin. Nous avons conservé les principes appris en France : la fierté, la précision, la culture de l’excellence. Mais nous les avons appliqués à notre propre biodiversité, à notre héritage culinaire.

Il ne me reste donc plus qu’à remercier Gastón pour cette mise en valeur de son pays à travers sa cuisine, démarche politique belle et vertueuse. Merci pour ce parcours qui va de l’école du Cordon Bleu aux produits et aux saveurs de votre terre. Derrière tout grand chef, il y a une histoire, et la sienne est larger than life, plus grande que nature. J’aimerais pouvoir vous en raconter la suite, une autre fois.

Manko — 15, avenue Montaigne, Paris VIIIe. Tél. 01 82 28 00 15. Ouvert du lundi au vendredi midi et soir, et le samedi à partir de 19 heures. Réservation en ligne sur le site.
Merci à Renzo, Melio et Laura.

À la petite cuillère
Textes et photos : Sophie Brissaud

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En sortant, n’oubliez pas d’admirer la façade du théâtre des Champs-Élysées.

 

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