Liège : La Frite vous aime, vous aimez La Frite
Nous n’avons jamais parlé de frites ici, et je le déplore, car les frites, c’est essentiel. Ne comptez pas sur moi pour entrer dans le débat portant sur qui, des Belges ou des Parisiens, a inventé la frite, d’autant que l’écrivain Yves Le Manach a depuis longtemps résolu l’énigme : la frite est bretonne. Je vous laisse vous plonger là-dedans si ça vous intéresse.
La question historique évacuée, passons au travaux pratiques. Vous êtes en Belgique et la Belgique reste le pays des frites. Vous êtes, enfin je suis, à Liège pour les Épicuriales 2016. Avant de passer au second volet du compte rendu de ce festival gastronomique, je réponds à une question pressante : où manger des frites à Liège ? Il y a encore quelques années, je vous aurais répondu : « Partout », mais ce n’est plus d’actualité. Même la merveilleuse brasserie Concordia, célèbre pour son filet américain (c’est comme un tartare, en mieux), avait nettement baissé côté frites la dernière fois que j’y suis passée. Cette fois-ci, j’ai testé d’autres institutions liégeoises, y compris la bien cachée Mairie de Saint-Pholien, et — désespoir : l’aspect « dans son jus » était trompeur ; l’américain n’était déjà pas terrible, mais les frites étaient soit congelées, soit guère mieux. Le genre farineux à l’intérieur et vitriflé à l’extérieur, des frites qui font un bruit de ferraille quand on les déverse sur le plat. Je rappelle que la frite liégeoise doit être fraîche, coupée juste avant cuisson, pochée puis frite dans la graisse de bœuf, croustillante et fondante à l’intérieur. Pour la découpe c’est vous qui voyez (en général, calibre moyen, assez court, section bien carrée), et la bintje est recommandée. Le bruit de la portion de frites versée sur un plat en inox doit être léger, cristallin, comme de la glace pilée remuée à la cuillère. On en était loin. Un terrible sentiment de « tout fout le camp » m’envahit : si l’on ne peut plus compter sur Liège pour les frites, où va le monde ?
L’espoir renaît grâce à Flora Mikula, chef parisienne de l’Auberge Flora. L’année dernière, à la même époque, Flora avait découvert une gargote à frites phénoménale : allons-y de ce pas, entre copains. La bande se compose, à part Flora et moi, d’Alexandre et Santiago, chefs de Nina (Paris), de Stéphane Jégo et de Carlos Gutierrez Moya, chasseur de grandes viandes ibériques et de produits rares.
C’est donc ici, La Frite ? Devant cette façade discrète, à vitres fumées, je suis passée plusieurs fois, mais je n’aurais jamais imaginé qu’elle dissimulait une friterie. Et quelle friterie ! Très nettement au-dessus de la moyenne : aucune odeur de vieux gras ou de fricadelles déprimantes, les surfaces n’ont pas l’air huilées en permanence, et l’on y chercherait en vain les habituels bidons de sauces, de moutardes et de ketchups industriels. Tout est maison, et tout est bon, je répète : tout est bon.
Dans la cuisine, rien ne manque à l’appareil de la friterie traditionnelle : deux bains de blanc de bœuf en fusion, étagère où les frites blanchies attendent leur second plongeon et officiante montée sur ressorts, passoire à la main. Ici, on prend la frite très au sérieux, comme en témoignent les devises « La frite, c’est un métier » et « La frite vous aime, vous aimez la frite » inscrites sur la page d’accueil de leur très beau site web.
Ces frites sont somptueuses, je crois que l’image en dit assez long. Les autres préparations sont au même niveau de qualité : les sauces maison — mayo à l’huile d’olive, tartare, cocktail, curry, yaourt et poivre, sauce lapin (je vous explique plus loin), ainsi que ketchup, andalouse, samouraï, brasil, américaine et moutarde. On peut saupoudrer les frites de six sels différents et les accompagner de hamburgers (réputés) ou de boulets maison.
Les boulets, c’est le plat liégeois par excellence. Les recettes varient selon les cuisinières/cuisiniers, mais il s’agit toujours de grosses boulettes de porc et de veau (ou de bœuf), mijotées dans une sauce lapin. Non, pas une sauce AU lapin, c’est la sauce DU lapin : un jus lié au fond de viande, aux oignons, à la cassonade et au sirop de Liège, ordinairement réservé au lapin, mais pour faire des boulets sauce lapin, on remplace simplement le lapin par des boulets. Et d’ailleurs, le boulet sauce lapin est à tel point emblématique de Liège qu’on ne m’y a jamais proposé de lapin sauce lapin. Ce boulet-ci frise la perfection. Depuis plusieurs années que je viens à Liège, je n’en avais jamais mangé de si bon. Tendre, moelleux, riche, savoureux, et la sauce : un délice. Sombre et bien liée, fruitée juste ce qu’il faut, sucrée juste ce qu’il faut, elle est parfumée de nombreuses épices que l’on retrouve entières : baies de genièvre, clous de girofle.
Avec cela, on boit une Jupiler (saviez-vous que cette bière était brassée à Liège ?), une Quintine (bière bio) ou encore une Mad Yeast (un nom qui promet). Voilà, si vous passez par cette ville chaude et passionnante qu’est Liège, maintenant vous savez où manger des frites. Et des boulets.
La Frite – 5, rue de la Cité, 4000 Liège (Belgique). Tél. +32 (0) 4 223 44 21. Ouvert mercredi-jeudi de midi à 14h30 et de 18h à 21h30. Le vendredi de midi à 14h30 et de 18h à 23h. Le samedi de midi à 23h et le dimanche de 11h à 21h30. Fermé lundi et mardi. La maison ne prend pas de réservation. Possibilité de frite suspendue (achetée 1€ et offerte plus tard par la maison à quelqu’un dans le besoin). La frite suspendue est au café suspendu ce que le boulet sauce lapin est au lapin : il suffit de mettre des frites à la place du café.
À la petite cuillère
Textes et photos : Sophie Brissaud
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