Area Talks – Comment les chefs d’aujourd’hui inspirent le monde de demain
À l’occasion des Area Talks des Best Chef Awards, quatre figures majeures de la scène gastronomique mondiale — Massimo Bottura, Joan Roca, Nicolai Nørregaard et Débora Fadul — ont croisé leurs visions autour d’un thème central : “How experience inspires tomorrow”.
Derrière cette question, une interrogation bien plus vaste : quelle place occupe aujourd’hui le chef dans la société, et comment son expérience personnelle peut-elle inspirer un futur plus conscient ?
Loin des plateaux télévisés et des performances spectaculaires, la table ronde a dessiné les contours d’une gastronomie d’auteur, engagée, mais aussi inquiète, à la recherche d’un sens qui dépasse la seule assiette.
Car « avant d’être créatifs, nous devons comprendre pourquoi nous cuisinons », a lancé Débora Fadul, cheffe du restaurant Diaca à Guatemala City. Pour elle, tout commence par un déplacement du regard : sortir du centre, remettre le lieu, la terre, les mains, la culture au cœur de la réflexion !
Sa cuisine, dit-elle, ne raconte pas le Guatemala : elle raconte les Guatémaltèques, leurs gestes, leurs sols volcaniques, leurs produits ! « Je ne cuisine pas une recette, je cuisine une histoire. Et cette histoire doit redonner du pouvoir à ceux qui la portent ! »
Face à elle, Nicolai Nørregaard, chef du restaurant Kadeau à Copenhague, partage une même quête d’authenticité, mais dans un tout autre climat. « Nous recevons de l’inspiration du monde entier, presque instantanément. Mais nous ne devons jamais oublier d’où nous venons. »
Il parle de Bornholm, son île natale sur la mer Baltique, où il puise les racines de sa cuisine nordique : poissons séchés, herbes sauvages, cuisson au feu. « Je ne cherche pas à reproduire le passé », précise-t-il. « Je veux l’amener dans un contexte nouveau, pour qu’il reste vivant. »
Une manière de dire que la modernité n’est pas une rupture, mais conversation sur le temps long.
« Quand tout le monde parle la même langue, le poète n’a plus de mots ! » La phrase de Massimo Bottura résonne comme une provocation, mais elle est aussi un manifeste. À Modène, le chef de l’Osteria Francescana a fait de la désobéissance une discipline.
Il raconte comment, il y a trente ans, ses pairs l’accusaient de « détruire » le Parmigiano Reggiano en le déclinant en cinq textures et températures. Aujourd’hui, cette audace est devenue symbole d’innovation. « Je n’ai jamais écouté personne, seulement ma conscience », confie-t-il.
Et derrière l’anecdote, un message plus large : l’avenir appartient aux chefs audacieux. « Le futur, c’est le courage. Être contemporain, c’est difficile, mais c’est notre devoir. »
Joan Roca, du Celler de Can Roca à Gérone, complète ce propos avec sa mesure habituelle : « Un restaurant n’est pas seulement un lieu où l’on mange. C’est un espace où se conserve et se transmet la sagesse des générations ! »
Pour lui, le chef doit être à la fois gardien et médiateur : celui qui protège les savoirs tout en les faisant circuler. « Quand on comprend pourquoi un plat a été inventé par nécessité, par contrainte, par pauvreté, alors on touche à sa vérité ! »
Entre Massimo Bottura et Joan Roca se dessine une ligne de tension féconde : l’un bouscule, l’autre préserve, mais tous deux revendiquent une responsabilité non seulement culinaire, mais morale !
Le débat s’est ensuite déplacé vers la question des frontières physiques, culturelles, symboliques que la cuisine peut abolir.
« Les frontières existent, mais la nourriture est universelle », a affirmé Débora Fadul. « Quand on comprend que la culture, ce n’est pas seulement ce qu’on mange, mais comment et pourquoi on le fait, alors on ouvre des portes ! »
Elle cite ses apprentis venus des campagnes guatémaltèques : « Quand ils voient leur culture valorisée, ils se sentent puissants. C’est ça, l’héritage ! »
Pour Nicolai Nørregaard, la disparition des barrières par le numérique a changé la donne : « Avant, il fallait voyager pour apprendre. Aujourd’hui, tout est visible. Mais cette ouverture exige une nouvelle rigueur : transmettre notre culture tout en respectant celle des autres. »
La mondialisation, dit-il, impose aux chefs de devenir des pédagogues, capables de traduire sans effacer !
Massimo Bottura élargit la perspective : « Nous avons assez de restaurants. Ce dont le monde manque, ce sont des réfectoires. » Il évoque ainsi Food for Soul, son projet humanitaire lancé à Milan en 2015, qui transforme les surplus alimentaires en repas pour les plus démunis. « La cuisine peut réparer. Mais elle peut aussi détruire. Tout dépend de l’intention que nous y mettons. »
En conclusion, chacun des chefs a livré une dernière parole, comme un testament symbolique.
Joan Roca a parlé de patience : « Construire quelque chose de durable prend du temps !»
Débora Fadul a choisi respect : « Respecter les autres, c’est aussi respecter sa propre créativité ! »
Et Massimo Bottura a clôturé : « Grandissez lentement, comme un arbre. Plantez vos racines profondément, sinon le premier vent vous renversera ! »
De ce dialogue émerge une conviction partagée : le chef du XXIᵉ siècle n’est plus un artisan isolé, mais un acteur social, culturel et politique.
La cuisine devient une forme d’activisme poétique chez Joan Roca, radical chez Massimo Bottura, enraciné chez Nicolai Nørregaard, réparateur chez Debora Fadul !
Leur vision commune n’appelle ni à la performance ni à la mode, mais à une transformation intérieure du métier : faire de chaque repas une conversation entre le passé et le futur, le local et l’universel, la matière et la conscience !
Propos recueillis par Guillaume Erblang / Food&Sens

















