Le Servan, Paris : des tripes et du tact
Au Servan, on sert une cuisine qui a des tripes. Ne voyez aucun calembour ni effet de manche dans cette formule, je ne me le permettrais pas. Si cette cuisine a des tripes, ce n’est pas parce qu’on y mange beaucoup d’abats, même si c’est le cas ; c’est parce que je le pense sincèrement, au sens métaphorique du mot « tripes », et qu’aucune meilleure expression ne me vient. C’est une cuisine gutsy, comme disent les Américains : elle en a dans le ventre, elle a de la poigne et de la finesse.
Je passe rapidement sur le cadre : ex-troquet d’angle dans le XIe arrondissement, pas d’enseigne, chaises bistrot, salle ni grande ni petite, déco très 2013-2015 où l’on a laissé la maçonnerie grattée par endroits et rénové le reste — dont un joli vieux plafond mouluré à motif de ciel bleu et de gentils nuages, hérité du commerce d’origine (voir la dernière photo du post). C’est agréable, pratique et fonctionnel, sans zèle décoratif ni préciosité : c’est avant tout un endroit où l’on vient pour manger, et c’est là que je veux en venir.
J’avais déjà beaucoup entendu parler de ce restaurant, toujours en bien. Revenaient souvent dans l’argumentaire les origines franco-philippines des sœurs Levha, Tatiana (aux fourneaux) et Katia (au tire-bouchon et en salle), la cuisine bourrée de touches asiatiques. J’étais curieuse de ce dernier point. À l’heure où, dans ce pays, personne ne saurait discerner la limite exacte entre cuisine française moderne et influences asiatiques ; où dashi, tataki, « herbes thaïes » et autres « currys verts » vous tombent dessus à tous les coins de rue, j’attendais celui ou celle qui saurait se placer légèrement à côté de la tendance, renouveler le genre. J’avais raison d’attendre : Tatiana ne fait pas une cuisine modeuse et paraît affranchie du style de ses mentors (elle a travaillé, comme vous le lirez partout, à L’Astrance et à L’Arpège) : elle fait ce qu’elle sait faire, et cela implique des épices, des condiments, des préparations qu’on trouve rarement en cuisine française, contemporaine ou non.
À la structure entrées-plats-desserts, la carte — changée quotidiennement — ajoute la plaisante extension des zakouskis. C’est d’autant plus intéressant que les petits plats arrivent plutôt bien garnis, offerts au partage. Dans cette catégorie, nos bulots, mayonnaise au piment sont bienvenus, même si le piment aurait pu se faire sentir davantage. Oui, mais nous sommes en France… (on y reviendra).
Les chicken wings frits sont joliment relevés et caramélisés, mais ils auraient peut-être gagné à être un peu plus fermes (la viande tombe toute seule de l’os).
Comme nous avons faim, nous nous offrons la totale : des entrées en plus des zakouskis. C’est là que nous goûtons véritablement le côté miraculeux de cette cuisine. Parlons donc de piment. En dehors du pays Basque, des Landes et de la cuillerée de harissa sur le couscous, la France n’a pas de culture du piment, et les jeunes chefs d’aujourd’hui pas plus que ceux des années 50 (peut-être moins, d’ailleurs). Sur cette salade de fraise de veau, menthe, piment, coriandre dont je me suis régalée, il y a tant de choses à dire. D’abord la fraise de veau, longtemps disparue pour cause de vache folle et qu’on est si heureux de retrouver. Ensuite ces herbes fraîches et ces rondelles de piment rouge frais. Bien sûr, même si le degré de piquant est représenté sur la carte par un ou deux pictogrammes en forme de piment rouge, ça n’arrache pas réellement. Il faut respecter les pauvres petits palais gaulois, si fragiles. Mais ça fait tout de même bien plaisir, même si j’étais jalouse de l’entrée de mon voisin : une cervelle de veau pochée au beurre et à l’oseille, fondante, crémeuse, nuageuse, beurreuse, acidulée, céleste. (Si vous ne la voyez pas, c’est que j’ai loupé la photo. Je ne recommencerai plus.)
Le lottillon est à la lotte ce que le bottillon est à la botte. Faire confiance à un chef, c’est aussi le laisser nous servir des produits qu’on n’aime pas spécialement, parce qu’on sait qu’il saura nous les faire apprécier. Et bien que la lotte ne soit pas mon poisson préféré, je me laisse faire par Tatiana. Le poisson grillé tranché de part et d’autre de l’arête, légèrement rosé, accompagné d’endive crue, de segments d’orange et de cacahuètes, est servi sur des endives braisées qui sont au moins aussi savoureuses que le poisson. Le beurre monté aux cacahuètes porte à la perfection l’harmonie du plat.
Après sa cervelle, mon voisin a commandé un ris de veau aux racines rôties, sauce XO (en fait, un condiment d’oignons frits imprégnés de sauce XO) qui arrive aussi croustillant que moelleux. Il le baptise instantanément « meilleur ris de veau que j’aie mangé à Paris ». Bigre.
Le dessert ne vole pas tout à fait au niveau de ce qui a précédé, et le choix en est réduit (deux desserts et un fromage), mais ce paris-brest assemblé à la demande, fourré de quelques noisettes caramélisées, était très honorable malgré une pâte à choux un peu trop bronzée.
Avec tout ça, qui oserait dire non à un morgon côte-du-py de M. Foillard ? La carte des vins, très orientée nature, est composée par Katia Levha.
Voilà un chef et une équipe qui ne font rien comme personne : leurs assiettes séduisent, plaisent, contentent, osent mais ne heurtent pas, et ne sont pas consensuelles pour autant. Si les touches asiatiques contribuent à la réputation du Servan, l’usage des abats est plus rarement cité, et pourtant c’est une vraie marque maison : au cours de ce repas à trois, nous avons mangé de la cervelle de veau, du ris de veau et de la fraise de veau. Il est vrai que nous aimons ça, et que mes compagnons, californiens, sont privés le reste de l’année de ces denrées merveilleuses. Mais un autre soir, si j’en juge aux autres chroniques trouvées sur le web, nous aurions également pu commander des cœurs de canard panés, des wonton de boudin frits ou de la langue de veau aux poireaux sauce piquante. En outre, la touche world ne doit pas faire oublier qu’on est en présence d’une magnifique cuisine du marché, à base de très beaux produits que Tatiana travaille avec une intuition qui n’appartient qu’aux vrais gourmands, posant le détail qu’il faut là où il faut : le truc qui croque, le truc qui pique, le truc qui rafraîchit, le truc qui lance une pointe d’acidité, le truc qui explose de goût. Voilà pas mal de raisons, en plus d’un bon rapport qualité-prix, d’aller faire un tour au Servan.
Le Servan – 32, rue Saint-Maur, Paris XIe. Tél. 01 55 28 51 82. Métro Saint-Ambroise, Voltaire, Père-Lachaise. Ouvert de midi à 14h30 et de 19h30 à 22h30. Fermé lundi midi, samedi et dimanche. Zakouskis autour de 7-8€, entrées entre 11 et 15€, plats 25-27€, fromage ou dessert 8€. Carte environ 35€.
– À la petite cuillère –
Texte et photos : Sophie Brissaud