Scumbags in Paris : James Henry en mode chinois
Il m’a fallu un certain temps pour comprendre de quoi il s’agissait. Nul communiqué de presse n’avait atterri dans ma boîte mail, nul bouche-à-oreille ne m’était parvenu. Tout ce que j’avais vu, c’étaient des photos, postées sur Facebook par James Edward Henry, de cuisine cantonaise fort appétissante. Par exemple un homard sauté au wok à la sauce XO, tout luisant et couvert de ciboulette. Apparemment, c’était son œuvre.
James est un grand voyageur, toujours en vadrouille. Ce natif de Byron Bay s’est fait connaître à Paris comme chef du restaurant Bones, près de la place Voltaire, où il préparait une cuisine inspirée, épurée, chamanique. Si l’on penchait l’oreille sur l’assiette, on entendait la mer, les vagues, le vent dans les eucalyptus et les cris des otaries sur les rochers de la mer de Tasman. Je n’exagère pas. Il fait partie de ces chefs dont les préparations peuvent nous marquer à vie : par exemple ses noix de saint-jacques crues marinées aux algues dans du lait ribot. Je ne m’en suis toujours pas remise. Une cuisine nue, connectée aux éléments. Mais comme je l’ai dit plus haut, James est un voyageur. On le croit à Paris, mais il est en vacances dans son pays natal, ou en Galice, ou en Algarve, ou au Sénégal, ou à Hong Kong où il a passé pas mal de temps ces dernières années — et il a fait mieux qu’y séjourner : il y a travaillé. Cuisiné et étudié. C’est pourquoi, en découvrant ces photos de plats China style de sa confection, j’ai été agréablement touchée, mais pas étonnée.
James a une grande qualité, parmi d’autres : un esprit totalement ouvert. Je ne le dirais pas « décomplexé », comme le décrivent, un peu vulgairement, Les Inrocks, mais ouvert, oui. S’il décide d’apprendre et de pratiquer la cuisine chinoise, c’est sans la moindre arrière-pensée, ostentation ou sentiment de trahir un camp (la cuisine occidentale contemporaine, système encore trop fermé), sans goût pour l’exotisme non plus. Tout cela est du plus grand naturel. Il apprend la cuisine, c’est tout. Et partout où il va, il observe, il goûte, il enrichit son savoir. J’aime James parce que toutes les cuisines, pour lui, sont intéressantes. Pour moi aussi.
Mais c’est quoi, au fait, ces assiettes chinoises ? Les photos sont taguées au restaurant Kim Yang, un chinois du Xe arrondissement. La marque Brooklyn Brewery France est mentionnée, mais elle n’est pas en tag et échappe à mon attention. Je comprends que James, en compagnie de deux amis chefs travaillant à Hong Kong, cuisine trois dîners dans ce restaurant. C’est tout : quelques mots échangés avec lui en message privé ne m’en apprennent guère plus. « Viens nous voir ! Nous ne prenons pas de réservations. Oui, 19 h 30, c’est bon ! »
À partir de mon arrivée, je déchifferai la situation bribe par bribe. D’abord, je trouve une file d’attente sur le trottoir de la rue Louis-Blanc. La salle du restaurant est grande, mais on n’entrera pas avant 19 h 30. J’attends un copain. James sort du restaurant et nous causons brièvement, mais je n’ai toujours pas vraiment compris ce qui se passe.
Quand j’arrive à la porte, l’affiche Scumbags in Paris m’apparaît. L’événement est organisé par Brooklyn Brewery France, la branche française de la célèbre brasserie artisanale de Brooklyn (encore qu’avec près de 220 000 fûts par an, je doute qu’on puisse encore parler d’artisanal). Les noms de Matt Abergel, chef de Yardbird, et de Jeff Claudio (restaurants Ho Lee Fook et Belon à Hong Kong) y figurent au côté de celui de James. Absolument pas des scumbags (salopards, pour rester polie), mais si ça les amuse… Bon sang mais c’est bien sûr, c’est un pop-up ! Mais qu’est-ce qu’ils fichent dans ce chinois de quartier ? « Brooklyn Brewery a des moyens, explique James de sa voix douce. Ils ont mis tout le personnel en vacances pour trois jours et nous les remplaçons pour trois soirées. » On me souffle dans l’oreillette que la firme, qui commercialise déjà ses bières en France depuis 2013, a l’intention d’ouvrir un comptoir à Paris en 2017. Cet événement est donc un galop d’essai. À mon avis, ils en feront d’autres.
On ne peut pas faire plus classique comme intérieur de restaurant chinois parisien : cramoisi partout, meubles vernis façon acajou, reliefs muraille de Chine et double-bonheur dans tous les coins. Le public, tout en barbes et en t-shirt, possède un indéniable petit côté hipster. Ah, aussi, je ne vois pas trace de critique ou journaliste gastro, à part un que j’ai reconnu à sa barbe, malgré les barbes ambiantes. Les organisateurs n’ont pas laissé filtrer grand-chose à la presse. J’ignore si c’est intentionnel ou non. Si c’est un événement promotionnel, je constate qu’ils prennent la chose avec un certain détachement…
Le principe : un menu de tapas chinoises, arrosées des excellentes bières de la marque. « Pas de la cuisine cantonaise authentique, dit James, mais en petites touches. C’est juste un mix de tout ce que nous aimons. » La liste se divise en trois catégories : hors-d’œuvre, plats à partager et grandes pièces. Vingt-deux plats en tout. Si l’on choisit de se laisser faire, le menu dégustation surprise coûte 38 € par personne. Ça tombe bien, James nous propose de nous laisser faire.
Il ne fait plus de doute que la soirée est placée sous le signe de la bière. J’en goûte deux : la pale ale et la lager. Nette préférence pour la lager, sa fraîcheur et son amertume. Un petit pin’s est offert en prime. Gentils, les scumbags.
Les plats se succéderont en tir de mitraille : ça assure, derrière, en cuisine. D’abord des pickles de légumes, fermes et croquants, avec un peu de sauce pimentée sichuanaise, comme une sauce XO mais avec plus de piment.
Excellents concombres marinés à la sichuanaise, avec piment et algues.
Premier plat chaud : daikon mijoté aux shiitake séchés et aux noix. La saveur me rappelle furieusement mes repas à Canton.
Salade de poulet ban ban aux arachides et au sésame.
Jiaozi (ravioli) pochés, fourrés au porc et aux ciboules. Savoureux, fondants, très bien exécutés.
Ils ont osé : le toast aux crevettes pané au sésame, célèbre dim sum classique canto-hongkongais que l’on trouvait naguère encore dans les restos cantonais de Paris, mais qui est devenue rare. Les trois scumbags ont mis la gomme : la couche de pâte de crevettes sur le toast fait bien ses deux centimètres d’épaisseur.
Autre classique cantonais, la saint-jacques vapeur, qui arrive à table fermée et s’ouvre sur une noix dont les sucs sont absorbés par le vermicelle transparent.
Riz « cantonais » à l’anguille fumée et à l’aneth. Aussi bon que le titre le suggère.
Queue de lotte vapeur au gingembre et à la ciboule. La préparation est classique, je dirais même canonique, mais le type de poisson est inhabituel : la lotte est rare en Asie orientale. On prépare plutôt ainsi du turbot, du bar ou de la dorade. James nous a mis le paquet : la queue de lotte est énorme. Nous avons du mal à la finir. C’est un chef-d’œuvre.
Je résume la situation : une fête de la bière new-yorkaise à Paris, cuisinée à la cantonaise avec quelques touches de Sichuan par trois chefs hongkongais et australiens dans un restaurant chinois : les poissons de l’aquarium n’avaient jamais vu une chose pareille. Qu’ils se rassurent : dans quelques jours, ils récupéreront leur équipe. James a encore réussi son coup : je ne suis pas près d’oublier cet excellent dîner.
À la Petite Cuillère
Textes et photos : Sophie Brissaud