Ozempic : symptôme d’un changement de société qui vient affamer déséquilibrer le modèle des restaurants
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Une assiette à moitié vide. Un verre d’eau à la place du vin. Un menu dégustation amputé de deux plats. Voilà à quoi ressemble désormais une table « réussie » pour une partie croissante de la clientèle américaine. Depuis plus de quelques mois, un médicament agit en silence sur les équilibres d’un secteur déjà fragilisé : l’Ozempic. D’abord pensé pour réguler la glycémie chez les patients diabétiques, il est devenu un coupe-faim de masse, prescrit à des millions d’adultes soucieux de perdre du poids rapidement !
Le phénomène, marginal il y a quelques années ne l’est plus! Aux États-Unis, 10 % des adultes utilisent un GLP-1, cette classe de médicaments qui coupe la faim et l’envie de boire. D’ici 2030, ce chiffre pourrait tripler. Loin de n’être qu’un fait de société, c’est un changement de paradigme pour toute une industrie : les restaurants, de la chaîne de fast-food au trois étoiles, voient leur modèle touchés et petit à petit ébranlé, non par une crise économique, mais par une mutation comportementale de leurs consommateurs!
Les chefs étrangers que nous avons rencontrés ne s’y trompent pas. Tous observent un changement chez leurs clients : moins de plats commandés, moins de boissons, des menus raccourcis, des additions divisées par deux. Non pas par souci d’économie, mais parce que les clients « n’ont plus faim », ou « n’ont plus envie ». L’Ozempic ne réduit pas seulement la faim physique : il neutralise le désir de manger et de boire – ce que la médecine appelle la consommation hédonique.
Cela touche en priorité une clientèle urbaine, aisée, surreprésentée dans les restaurants gastronomiques. Et cela commence à peser sur les chiffres. Dans certains établissements, jusqu’à 20 % des clients réguliers modifient leur comportement alimentaire, sans que l’on puisse encore pleinement mesurer l’impact à long terme. Le phénomène reste tabou, car peu de clients revendiquent leur traitement. Mais les chefs, eux, voient les conséquences passer sur leurs bilans.
Au-delà de la baisse du ticket moyen, c’est toute la logique de rentabilité qui se grippe. Les restaurants, on le sait, réalisent leurs marges principalement sur les boissons – alcool, café, thés, sodas. Un client qui ne boit pas, c’est une rentabilité amputée. Si ce client mange en plus deux fois moins, le modèle économique ne tient plus.
Face à cette nouvelle donne, l’offre commence à s’adapter. Certains guides proposent une liste de tables ou l’on peut dîner sous Ozempic et à New York, Londres ou Dubaï, des établissements proposent désormais des « mini-menus », des portions allégées, des plats personnalisables. Le but : ne pas perdre le client, même s’il consomme moins. La stratégie semble efficace à court terme. Mais elle repose sur un paradoxe : des portions réduites entraînent souvent des prix réduits, sans que les coûts fixes (loyers, salaires, charges) ne suivent la même logique.
Certains restaurateurs cherchent à compenser cette perte en optimisant les achats, en simplifiant les recettes ou en jouant sur la perception de luxe. Mais les mini-portions ne font pas les grandes marges. À moins d’entrer dans une logique de volume, difficilement applicable à la haute cuisine, l’équation reste donc déséquilibrée.
Autre conséquence : la fin de l’excès comme promesse. Pendant des décennies, la restauration a cultivé l’opulence : assiettes généreuses, menus longs, accords mets-vins. Aujourd’hui, le client sous Ozempic ne veut plus de tout cela. Il cherche une expérience contrôlée, digeste, presque fonctionnelle. Ce glissement oblige les chefs à revoir leur copie, non plus pour étonner, mais pour rester dans les limites imposées par un médicament.
Au fond, ce qui se joue ici dépasse la taille des portions. L’Ozempic agit comme le révélateur d’une mutation culturelle. Manger n’est plus un acte de plaisir partagé, mais un geste à optimiser, à encadrer, parfois à éviter.
Certains y voient une opportunité pour repenser l’expérience : créer de nouveaux formats, investir le design, développer les rituels autour du service. L’émotion doit compenser l’absence d’appétit. À défaut d’envoûter l’estomac, il faut séduire par l’esthétique, l’histoire, l’attention portée à chaque détail. Mais cela suppose des moyens, du temps, et un repositionnement stratégique que peu peuvent s’offrir sans risque.
Enfin, ce phénomène creuse aussi une fracture sociale. D’un côté, une clientèle médicalisée, modifiant ses comportements sous l’effet d’un traitement ; de l’autre, des publics pour qui le restaurant reste un lieu de fête, d’abondance, voire d’exception. Les menus deviennent des marqueurs sociaux. Et la gastronomie, qui fut longtemps un espace de rassemblement, se morcelle.
Ce qui s’annonce, c’est la fin d’un cycle hédoniste puisque l’Ozempic ne fait probablement que de précéder et de précipiter une tendance plus large. Les restaurants devront composer avec une part croissante de clientèle qui n’aura plus faim, mais qui cherchera très évidemment encore des raisons de sortir. Cela représentera sans doute un défi stratégique majeur de la décennie à venir: recréer de la valeur, là où le produit seul ne suffit plus! Pour les chefs, cela signifie repenser leur métier comme architectes d’une expérience capable de résister à l’extinction du désir.
Image à la Une issue de la couverture du NY Magazine en 2023.
Guillaume Erblang / FoodandSens
















