Chef Margarita Forés – Asia’s Best Female Chef 2016 : « il est primordial que les femmes chefs s’épaulent entre elles » – Interview
Interview de Margarita Forés, Asia’s Best Female Chef 2016
Nous sommes à Bilbao, à la mi-juin ; il fait chaud. Sous l’intensité du moment, les gens s’éventent. Pas le moins du monde incommodée par le soleil zénithal, la chef Margarita Forés rayonne avec la grâce d’une fleur que rien ne ternit. Pleine d’un sourire abondant, celle qui fut élue « Asia’s Best Female Chef » en 2016 gratifie tout le monde de sa bonne humeur contagieuse. Derrière laquelle affleure une énergie débordante, qui lui a notamment permis de se bâtir un joli consortium de restaurants et d’affaires aux Philippines. Y figurent le Lusso (un champagne et gastro bar), le Grace Park, mais aussi Cibo (une chaîne de bistrots italiens, première du genre aux Philippines), ainsi que l’entreprise de traiteur Cibo di M (qui lui a valu de recevoir le « Marietta award by Casa Artusi »). Elle tient également un centre culinaire, le Casa Artusi Philippines, où les arts culinaires italiens y sont enseignés dans les règles. Pour Food&Sens, la chef awardé est revenu sur la place des femmes en cuisine, ainsi que sur la responsabilité environnementale des chefs. Une femme décidément inspirante.
F&S : Bonjour Margarita ; quelles sont vos réactions vis-à-vis de la nouvelle liste des World’s 50 Best Restaurants 2018 ?
Margarita Forés : « Je suis très heureuse que ce soit Massimo Bottura qui ait remporté la première place du classement. Il le mérite. Ma dernière expérience à l’Osteria Francescana était incroyable. »
F&S : En 2016, vous avez été nommée « Asia’s Best Female Chef » ; qu’est-ce que cette distinction vous a apporté ?
M.F. : « Faire partie du 50Best est franchement formidable. D’autant que cette année, le discours de Massimo Bottura nous a rappelé la mission qui nous incombe, à nous chefs, et qui dépasse la simple exécution de notre travail : nous devons changer le monde. Les chefs ont un grand rôle. Notamment dans le domaine du développement durable. Nous devons nous employer à protéger davantage la planète – ce qui passe aussi par plus de créativité, mais aussi par l’usage de produits écologiquement propres, à l’impact minime sur l’environnement. Vous savez, être chef c’est plus qu’un métier ; c’est une responsabilité. C’est parce que j’ai conscience de cela que j’ai créé le restaurant Grace Bar, où je sers une « farm-to-table cuisine ». J’y utilise exclusivement des ingrédients sourcés, issus de fermes locales. »
F&S : Plus généralement, avez-vous observé un changement des consommateurs vis-à-vis du culinaire ces dernières années ?
M.F. : « Tout à fait ; il est clair que l’intérêt du public pour le culinaire s’est décuplé. Je le note jusqu’ici aux Philippines, où la cuisine connaît une bien meilleure visibilité. »
F&S : Dernièrement, il semblerait que les hot spots culinaires de la planète se soient déplacés. Selon vous, où se situent-ils en 2018 ?
M.F. : « Je dirais qu’actuellement, c’est l’Asie qui inspire le plus ; cette pole-position de l’Asie en terme culinaire, je la ressens vraiment. Ceci dit, en ce qui me concerne je regarde aussi vers l’Europe, et notamment vers l’Italie, où j’ai beaucoup appris. C’est dans ce pays que l’on m’a inculqué le respect du produit. La façon dont les Italiens réalisent leurs recettes ancestrales, la manière dont ils les transmettent et les maintiennent de génération en génération, cela m’a beaucoup inspiré. J’irai même jusqu’à dire que le soft power italien réside dans son héritage culinaire. »
F&S : Une question s’impose, à l’heure où les femmes chefs peinent à trouver leur place dans un univers essentiellement masculin ; vous qui avez été Asia’s Best Female Chef, vous sentez-vous porteuse d’une responsabilité envers les autres femmes chefs ?
M.F. : « Tout à fait. Depuis que j’ai reçu cet award, j’ai le sentiment d’avoir un rôle à jouer dans le woman empowerment (le fait de renforcer la position de la femme dans la société, NDLR). Et d’ailleurs, regardez l’effet produit par les Best Female Chefs Awards ; ils ont inspiré beaucoup de femmes. Justement, c’est parce qu’ils les ont inspirées, que ces awards nous rappellent combien il est fondamental de mettre en lumière les femmes chefs. En effet, l’obstacle qu’elles rencontrent à l’échelle mondiale, c’est le manque de visibilité. Dans l’ensemble, elles sont peu connues, car peu mises en avant dans les médias ; du coup les gens pensent moins à aller dans leurs restaurants. C’est un cercle vicieux ; plus on parle médiatiquement de tel ou tel chef, plus les gens sont enclins à aller tester leur restaurant, et à voter pour eux par la suite dans les classements de restaurants ou de chefs. D’où l’importance de braquer les projecteurs sur les chefs femmes, pour renverser la tendance. Car elles sont bien là, ces femmes chefs. Leur talent aussi. Soyons clairs : le World’s Best Female Chef Award cessera d’être nécessaire le jour où il y aura des femmes chefs dans le Top 10 des World’s 50 Best Restaurants. »
F&S : Comment pourrions-nous faire changer les choses ? (Le « nous » désignant ici les chefs, les médias, etc…)
M.F. : « Je dirais qu’il est primordial que les femmes chefs s’épaulent entre elles. D’ailleurs, nous avons tâché d’instaurer une dynamique de ce type il y a quelques jours, en amont de la cérémonie du World’s 50 Best Restaurants ; toutes les femmes chefs présentes pour l’événement se sont réunies, et nous nous sommes promis de nous soutenir mutuellement, et de soutenir les autres femmes également. Cet engagement est capital pour faire avancer les choses. D’autant que les femmes sont plus nombreuses qu’avant à rallier le monde de la cuisine. Il n’y a qu’à jeter un œil du côté de l’école culinaire que j’ai créée aux Philippines : parmi les élèves, il y a plus de femmes que d’hommes. Cela prédit d’un inévitable changement. »