Anne-Sophie Pic : » Je fais un métier merveilleux «
Retrouvez ci-dessous une très belle interview de la chef Anne-Sophie Pic qui dans quelques jours ( le 26 janvier ), ouvre La Dame de Pic à Londres.
C’est M Le Monde dans sa rubrique La Matinale qui diffuse l’interview.
Anne-Sophie Pic : « Etre autodidacte, c’est une liberté »
Star discrète de la cuisine française, Anne-Sophie Pic, 47 ans, est la seule femme chef triplement étoilée. A la tête de cinq restaurants, elle s’apprête à en ouvrir un sixième à Londres le 26 janvier.
Je ne serais pas arrivée là si…
… si je n’avais pas fait un stage chez Moët & Chandon lorsque j’étais en école de commerce. C’était la première fois que je partais de chez moi, je logeais dans un petit studio sous les toits à Epernay. J’ai découvert cette culture du champagne, les gens qui en parlaient avec émotion, et j’ai assisté à l’assemblage d’une nouvelle cuvée. Le processus de création m’a fascinée, j’y retrouvais le même côté artisanal, le même savoir-faire que dans les cuisines familiales. J’ai rencontré le directeur export, James Guillepain, un homme charismatique, fascinant, qui m’a posé des questions sur mon avenir. Il m’a dit que mon père était un grand chef, que mon histoire familiale était merveilleuse… Grâce à ce regard extérieur, j’ai compris que j’étais assise sur un trésor que je ne voyais pas. C’est ce qui a déclenché mon retour dans les cuisines de la maison familiale.
Dans votre famille, trois générations de chefs s’étaient déjà succédé…
Oui, mon arrière-grand-mère, Sophie, a commencé avant 1900, en Ardèche. Elle tenait la ferme et comme son mari, chasseur, rapportait du gibier, elle a ouvert une table, L’Auberge du Pin. C’était une protestante, une femme forte, veuve assez jeune, qui avait le cœur sur la main. Son fils, André, est devenu l’un des plus jeunes chefs sauciers de Paris, avant de reprendre l’affaire en Ardèche, et d’obtenir trois étoiles en 1934. L’Agha Khan, Rita Hayworth venaient manger son gratin d’écrevisses ! En 1936, au moment des congés payés, il a eu la bonne idée d’ouvrir un restaurant à Valence, sur la nationale 7…
Mais la guerre est arrivée, le guide Michelin a cessé de paraître. Quand il a reparu, mon grand-père n’a plus eu que deux, puis une étoile. Rien n’est acquis dans cette maison, c’est cela qui m’émeut. C’est une histoire extraordinaire, avec des hauts et des bas. Il y a toujours eu une forte volonté de reconquérir ce qui était perdu. André a récupéré sa troisième étoile en 1973, et mon père, Jacques, s’est formé auprès de lui.
Vous êtes née quatre ans avant cette troisième étoile, au milieu des casseroles ?
C’était un univers magique. On habitait un petit appartement au premier étage, au-dessus des cuisines. On vivait en immersion totale dans le restaurant. Je passais par les cuisines pour sortir. Je ne jouais pas dans le jardin, la semaine, à cause des clients. Quand on déjeunait, papa était en tenue de cuisine, il mangeait en cinq minutes, le téléphone à côté de lui. On l’appelait dès que les premiers clients arrivaient. Ma mère était aussi toute préparée, elle descendait un peu après. Le bon côté, c’est que, pour mon anniversaire, j’invitais toute la classe à manger des choux à la crème !
Vous avez donc vu de près les contraintes du métier ?
Mes parents étaient auprès de moi, mais absorbés par leur travail. Midi et soir, ils étaient au restaurant. A Noël et au Jour de l’An aussi. Le service du midi ne s’achevait pas avant 18 ou 19 heures. On a fini par m’offrir un chien, pour me garder… Je me sentais abandonnée, le soir, au premier étage, je n’entendais que les gros bruits de casseroles. J’appelais souvent Odette, la réceptionniste, pour me rassurer…
Les seuls moments en famille, c’était le dimanche soir et le mercredi, quand le restaurant était fermé, mais mon père faisait ses comptes ! Mes parents ne sortaient pas, le monde venait à eux. Ils recevaient des célébrités, comme Jean Piat, qui fascinait ma mère. En août, on allait à la mer, au Grau-du-Roi, mais les amis arrivaient, on était dix à table, et mon père se retrouvait à faire le marché, la cuisine. Quand j’ai eu 14-15 ans, on a commencé à aller à la montagne, c’était plus reposant.
Cela ne vous a pas dégoûtée à tout jamais de ce métier ?
Je voyais qu’ils travaillaient énormément mais aussi qu’ils aimaient ce qu’ils faisaient, recevoir les gens. Ils m’ont transmis une image positive du travail, je les en remercie ! Depuis ma chambre, j’observais le service du déjeuner sous les tilleuls, les lumières, les couverts qui scintillaient, j’entendais les rires… J’en ai encore des frissons ! Je me rendais compte du bonheur qu’apportait le restaurant. Mon père était magique !
J’en ai gardé des sensations. Je sais tout de suite, lorsque je fais un tour de salle, si les gens sont bien ou pas. A la fin du service, je sais lire dans leurs yeux s’ils ont bien mangé. J’ai ressenti enfant cette capacité qu’a la cuisine d’émouvoir. Certaines personnes en sont même émues aux larmes. Je fais un métier merveilleux.
Qu’avez-vous appris de la cuisine à cette époque ?
Il y avait les odeurs qui montaient, surtout au moment des mises en place, le matin. Les moments salés, les moments sucrés, la vanille… Je n’ai pas acquis de technique, mais mon père a éduqué mon goût. Tous les jours, à table, on goûtait ensemble ce que ses jeunes apprentis nous servaient. Les repas quotidiens étaient assez simples, mais, par moments, il y avait de vrais plaisirs gustatifs. La sole meunière-pommes soufflées du vendredi, le chausson aux truffes, la tresse de loup et de saumon, le soufflé de foie de veau en persillade avec un coulis de tomates – une merveille !
J’avais aussi envie de Nutella, mais pour ça, mon père était tyrannique. Je ne devais pas manger le moindre gâteau qui n’ait été confectionné à la maison. Heureusement, le dimanche, j’allais chez ma grand-mère, puisque mes parents travaillaient. Elle me donnait des Petit Lu cachés en haut du placard pour que mon père ne les voie pas !
Vous décidez néanmoins de vous éloigner…
La restauration, l’hôtellerie, je ne connaissais que ça, je voulais voir derrière le mur. Ce métier vous prend tout entier, j’avais envie de liberté. Et je n’avais aucune pression. Mon père ne m’imaginait pas chef. Mon grand-père vénérait la mère Brasier, qui avait eu la troisième étoile une année avant lui, mais, à l’époque de mon père, le milieu de la cuisine s’était refermé, il était devenu très masculin. C’était mon frère, de dix ans mon aîné, qui suivait les traces de mon père.
Moi, j’étais une élève calme et appliquée, je voulais être créatrice de mode. Seulement, je n’étais pas très douée en dessin. J’ai fait une prépa HEC, puis je suis entrée à l’ISG, j’ai voyagé aux Etats-Unis, au Japon aussi, et cela a été un choc culturel ! Le côté épuré, plein d’émotion, de raffinement, un pays de nuances… Et le thé vert matcha ! Sa texture épaisse, comme un chocolat chaud, et son amertume très dense. Même si je n’ai pas aimé, cela a été un déclencheur.
Car finalement, au bout de cinq années de formation, vous retournez à la maison Pic ?
Après mon stage chez Moët & Chandon, pendant l’été 1992, je reviens aux côtés de mon père. Il est super heureux, mais déstabilisé, mon frère est là, c’est son successeur annoncé, et il ne pensait pas que je reviendrais pour la cuisine. Il sait combien c’est compliqué pour les femmes. Je ne l’accompagne pas tellement derrière les fourneaux, mais on échange énormément, et je le décharge de ses comptes. Il est prévu que, en septembre, j’entre en cuisine tout en suivant des cours au lycée hôtelier. Il veut préparer le terrain avant, ménager ses équipes et mon frère. Mais en septembre, il décède d’une rupture d’anévrisme, après une très longue journée de travail. Il a 59 ans. Le monde s’écroule pour moi. C’est un drame personnel et un bouleversement professionnel : il était le guide qui devait me faire découvrir la cuisine. Et l’entreprise risquait de s’écrouler, de perdre les trois étoiles.
Que faites-vous alors ?
Je passe en cuisine, et je vis l’enfer ! Les chefs de mon père sont là depuis quinze, vingt ans. Personne ne me prête attention, personne ne souhaite réellement ma présence. Je n’ai pas le courage de lutter. Je deviens réceptionniste de l’hôtel. Je fais le bouche-trou, aussi, je sers en salle, je passe les commandes. Avec mon mari, on se rend bien compte que, pour survivre, il faut développer la maison, mais Alain, mon frère, ne souhaite pas investir. En 1995, on perd la troisième étoile.
Deux ans plus tard, quand je reviens en cuisine, je suis plus forte. C’est super dur, à nouveau. Je me heurte à tout ce qu’on peut imaginer, j’essuie des remarques déplacées, irrespectueuses : je suis une femme, autodidacte, la fille du patron qui n’est plus là… Je suis à la fois patronne (mon frère part en 1998) et apprentie. J’ai besoin des autres pour me former techniquement, mais je commence à remettre en cause ce que je vois et qui ne me plaît pas. Vous imaginez combien la situation était agréable… Mais cela ne me tue pas, cela me renforce. Je n’ai pas les outils techniques, mais j’ai développé un goût, un odorat, et j’ai en tête l’exemple de Michel Bras, autodidacte et triplement étoilé. Je pars sur l’idée d’associer les saveurs, sur des sauces, des cuissons. Je revisite le gratin d’écrevisses en retrouvant la recette du grand-père…
Vous ne perdez pas la deuxième étoile, et, en 2007, dix ans après votre arrivée en cuisine, vous regagnez la troisième étoile de votre père…
Etre autodidacte, c’est aussi une liberté. Je n’avais pas de tabou, je n’étais pas formatée, j’étais curieuse. Et je le suis toujours, éternellement en construction, à me remettre en question, à m’épanouir dans la créativité. Je ne suis jamais aussi pertinente que lorsqu’on me pousse dans mes retranchements. Tenter de remplacer le beurre monté, qui est assez riche, par des infusions. Ne pas utiliser les mêmes produits nobles que mon père (caviar, truffe, foie gras…), travailler la carotte, le chou, la betterave…
Les cuisines de vos restaurants sont visibles derrière des parois de verre. Ce que vous avez vécu influe-t-il sur la façon dont vous dirigez vos brigades aujourd’hui ?
Savoir qu’on va être observé induit un comportement, un respect, une propreté. Il ne faut pas se voiler la face, c’est un monde très majoritairement masculin, certains maîtrisent moins la pression, la reportent sur d’autres, ce n’est pas tolérable. J’exècre cela. Au début, moi aussi je pensais qu’il fallait crier. Je m’en rendais malade. J’ai compris que je n’avais pas besoin de cela pour me faire respecter – même si ce n’est pas simple tous les jours. Je fais en sorte de m’entourer de gens calmes. Mon chef exécutif ne criera jamais. Je me bats depuis des années pour qu’on ne voie plus le métier de cuisinier comme un métier de machos vulgaires.
En plus de vos trois restaurants de Valence, de ceux de Paris et Lausanne, vous vous préparez à ouvrir un restaurant à Londres, à la demande du nouvel hôtel Four Seasons sur les Docks…
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Propos recueillis par Pascale Krémer
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