F&S : Votre restaurant “Alain Ducasse at The Dorchester” vient de rouvrir ; parlez-nous de cette rénovation ?
Alain Ducasse : On a revampé le lieu. On aime bien faire ça tous les dix-douze ans. Cette année, cela faisait onze ans que le restaurant a ouvert, c’était donc le bon moment pour faire une rénovation ; il fallait donner au lieu une nouvelle énergie. Et puis, faire une rénovation nous oblige, du même coup, à redéfinir et re-dynamiser notre cuisine ; à lui réinjecter de la modernité. Dit autrement, cela nous oblige à ne pas s’ancrer dans l’habitude – l’habitude étant toujours nécessairement mauvaise. Vous savez, il n’y a pas de bonnes habitudes. Le mot ‘habitude’ est synonyme de “mauvaise habitude”, de “routine”. On dit souvent : « on a pris l’habitude de faire comme ça » ; moi je dis toujours : « il est temps d’en changer. » Il faut avoir d’autres idées… Donc, on a tout changé (sauf bien sûr l’environnement du restaurant, qui est toujours le même, avec la vue sur le parc, etc), pour raconter une nouvelle histoire pour ces dix prochaines années. Désormais, au Alain Ducasse at The Dorchester, on entre dans un nouvel univers.
F&S : En dépit de cette volonté de changement, vous travaillez souvent avec les mêmes collaborateurs, en l’occurrence Patrick Jouin et Sanjit Manku.
A.D. : On s’entend bien. Ils ont décoré la moitié de mes restaurants, soit 17 d’entre eux, s’il on compte les décors et les rénovations qu’ils ont conduites. Ce sont eux qui viennent de faire la décoration de mon nouveau restaurant à Singapour (le bbr par Alain Ducasse au Raffles, NDLR), ainsi que celle du Blue à Bangkok. Ils ont aussi assuré les rénovations de mon restaurant au Plaza Athénée à Paris, celui à Monaco (refait en début d’année 2019), et ont signé également les décors de mes deux restaurants à Macao (le Morpheus et le Voyages by Alain Ducasse, NDLR).
F&S : Quel est le style de décoration du Alain Ducasse at The Dorchester ?
A.D. : Ici, dans la coquille classique de cet espace rectangulaire qu’est la salle du restaurant, on est résolument modernes. L’espace a été désigné de manière très contemporaine.
F&S : Selon vous, qu’est-ce qui fait qu’un design de restaurant est réussi ?
A.D. : C’est l’harmonie entre le contenant et le contenu, incluant le cadre. Dit autrement, c’est l’harmonie entre l’histoire que l’on raconte (le contenant) et ce que l’on met dedans (le contenu), le tout dans un cadre. Ensuite, ce qui fait qu’un restaurant fonctionne, c’est le bon casting du personnel, en cuisine comme en salle. Un bon casting, cela suppose une harmonie entre ces femmes et hommes qui travaillent ensemble tous les jours ; il faut qu’ils fonctionnent bien ensemble, qu’ils souhaitent poursuivre un même objectif d’excellence quotidienne, qu’ils aient un même souci permanent de grandir, d’avancer, d’aller plus loin, de faire évoluer les recettes. Ils doivent aussi avoir à cœur d’écouter la perception des clients. Cela permet de ne pas aller trop loin non plus du point de vue culinaire.
F&S : L’inventivité culinaire doit donc s’arrêter là où le client risque d’être déboussolé ?
A.D. : Voilà. On peut être, à la limite, provocateurs ; il faut des plats qui provoquent. Ensuite, c’est au directeur de salle à évaluer quel est le consommateur susceptible de se laisser bousculer par des goûts inhabituels d’amertume – ce que j’appelle “l’aspérité” d’un plat. Chez Ducasse, on aime que le plat ait une aspérité, une différence, qu’il ne soit pas commun ; qu’il ait presque un défaut. Qu’il soit intriguant, perturbant. Qu’il ait une touche qui vienne signer, souligner, déranger, perturber ; une touche de différence. C’est là notre recherche permanente.
F&S : Au Alain Ducasse at The Dorchester, quel est le plat qui présente l’aspérité la plus notoire ?
A.D. : Tous en contiennent une ; dans chaque plat, on trouve quelque chose, ce petit truc en plus. On avance. Jean-Philippe Blondet, le chef du restaurant, ose ; il pousse, jusqu’à la limite à ne pas dépasser. Ceci dit, on pousse un peu plus à Paris ; on peut provoquer davantage au Alain Ducasse Plaza Athénée. Non qu’on soit retenu ici, mais dans la mesure où nous sommes un restaurant français en Angleterre, nous devons demeurer pour la clientèle locale un repère de la cuisine française, et porter cet ADN ; à ce titre, on doit proposer des plats d’une cuisine française connue – tout en proposant également des plats très avancés. Au maître d’hôtel à distinguer ensuite le client anglais qui a besoin d’être rassuré sur une certaine idée de la cuisine française, du client qui est déjà venu trois ou quatre fois, et qu’on pourra alors emmener sur une évolution de cette cuisine. Alors qu’à Paris, on a des clients qui nous suivent depuis vingt ans, et qu’on peut se permettre de pousser davantage. Il y a un public international pour ça ; des foodistes qui nous suivent pour voir ce que l’on fait. D’autant qu’on est un restaurant végétarien, où l’on ne sert que du poisson ; ce faisant, on est déjà dans la différence.
F&S : Au Plaza Athénée justement, Jessica Préalpato, la chef pâtissière du restaurant, a reçu beaucoup de récompenses en 2019. Qu’en pensez-vous ?
A.D. : Elle en a eu trop ! (Rires.) Elle m’a d’ailleurs dit qu’elle n’arrive plus à répondre aux sollicitations de la presse. Je lui ai répondu : « Jessica, coupe la radio ! » Il faut apprendre à se faire rare. Et puis, le bébé, la pâtisserie, et la presse, ça fait trois choses à gérer en même temps…
F&S : Vous êtes fier de sa réussite ?
A.D. : Bien sûr. Elle est bien, cette fille. J’ai misé sur elle ; quand je l’ai embauchée, je lui ai dit : « on part de là, et on ira là ; le plus rapidement possible. » Ce qu’elle a réussi à faire, en deux ans seulement. Maintenant, il faut qu’elle continue à créer. Pour ce faire, il faut rester les yeux ouverts sur le monde ; et regarder ce dont on dispose en terme de produits, pour voir ce qu’on peut faire avec, tout en en rajoutant le moins possible (certainement pas de sucre, pas de beurre, pas de farine, etc). Faire un dessert avec ‘rien’, c’est ça le challenge de Jessica ; et elle y arrive. Elle arrive à faire des desserts avec rien. Enfin, rien… C’est faussement rien, bien sûr.
F&S : Le challenge fondamental en cuisine, au fond n’est-ce pas cela, finalement : enlever le superflu, pour ne conserver que la quintessence du plat et des saveurs ?
A.D. : Pour faire un beau plat, cela consiste à enlever. J’ai appris à mes collaborateurs, non pas à me dire ce qu’ils vont rajouter, mais plutôt ce qu’ils peuvent enlever. Il faut identifier ce qui n’est pas utile ; retirer tout ce qui peut venir perturber le plat, qui n’est pas un ingrédient essentiel. Le fait d’enlever, ça va retirer une complexité inutile. Car tout ce qui est sophistication inutile ne vise en réalité qu’à montrer qu’on est savant ; hors c’est en enlevant que l’on fait une cuisine savante. Il faut dépasser le stade du démonstratif, pour accéder à une espèce de radicalité essentielle, de goût juste, contenant une aspérité qu’on n’a pas vue ailleurs.
F&S : Vous déplacez régulièrement vos chefs d’un restaurant à un autre de par le monde. Est-ce parce que vous pensez que la créativité a trait au mouvement, qu’elle est quelque chose qui s’acquiert ?
A.D. : Oui ; la créativité, c’est la capacité à être perméable ; à être capable de s’enrichir de tout ce que l’on voit, et de raconter ensuite une histoire culinaire personnelle. C’est ça qui est intéressant en cuisine : raconter une histoire différente. Pas celle que l’on voit partout dans les magazines, qui est certes une bonne cuisine, oui, mais que l’on a déjà vue partout. Nous, on regarde les magazines pour surtout ne pas faire la même chose. Il faut regarder le monde pour s’inspirer, et les magazines pour faire autre chose que ce qu’ils proposent.
F&S : Du coup, est-ce qu’une cuisine réussie, c’est une cuisine forcément originale, qui rompt avec ce qui existe déjà ?
A.D. : Non, pas forcément. Chez Allard par exemple, le bistro parisien que j’ai repris, je fais un canard aux olives qui est meilleur que celui que faisait Madame Allard en 1935. On a repris une recette qui existe déjà, mais on la fait mieux, parce que le canard est mieux sourcé, mieux rôti, la cuisson est mieux maîtrisée, les olives sont parfaites, etc. On a affiné le trait, on a réduit, on a re-précisé. De fait, la tradition peut être sublimée, mais cela passe par la maîtrise technique. Par ailleurs, rien n’interdit d’accessoiriser un plat traditionnel, en ajoutant une marmelade de coing aigre-douce à un pâté en croûte, par exemple.
F&S : Pour revenir à Londres, il n’y a que trois restaurants triplement étoilés, dont le Sketch de Pierre Gagnaire depuis 2020. Un commentaire ?
A.D. : Suite à l’obtention de sa troisième étoile, j’ai dit à Pierre : on était bien tranquilles jusqu’à l’année dernière ! (Rires). Et ensuite je lui ai dit : maintenant, je me sens moins seul.
F&S : Parlez-nous de Londres en tant que destination culinaire ; quelles sont ses particularités, par rapport à Paris par exemple ?
A.D. : Londres présente une vraie largesse de proposition ; c’est une destination riche, diverse, variée, sexy, multiculturelle. Par rapport à Paris, son offre est très différente ; Paris, c’est le fief de la très haute gastronomie ; l’ADN de la cuisine française ; l’art de la table, du service, des grands produits, de la saisonnalité, les belles cartes de vins, etc. C’est toute une tradition – d’autant que c’est en France qu’on a codifié la cuisine. À Paris, on trouve deux choses : la haute gastronomie et les bistrots ; tandis qu’à Londres, il y a davantage de strates intermédiaires ; il y a moins de haute gastronomie, mais il y a plus d’autre chose. Londres est une destination globale, dans le sens où les restaurants veillent à proposer aussi une ambiance ; la nourriture est une composante majoritaire mais pas unique d’un restaurant londonien.
F&S : Votre clientèle londonienne diffère-t-elle de votre clientèle parisienne ?
A.D. : Oui ; à Londres, 85% de notre clientèle est anglaise. Comme dans tous nos restaurants d’ailleurs, notre clientèle est toujours majoritairement locale. Car pour qu’un restaurant fonctionne, il faut qu’il soit en harmonie avec les besoins d’une ville. De fait, le succès de notre groupe est lié au fait qu’on est capable de satisfaire nos clients locaux, tout en ayant une vision globale de ce qui se passe culinairement dans le monde. À ce titre, nous sommes des restaurateurs “glocal”, c’est-à-dire local dans l’expression culinaire, et global dans la vision.
F&S : Quel est votre leitmotiv culinaire ?
A.D. : Je dis toujours à mes collaborateurs : il faut goûter. Il faut se demander si aujourd’hui, on a fait la meilleure version d’un plat, d’une tarte. Il faut vouloir se situer au niveau le plus élevé.
F&S : Aujourd’hui, qu’est-ce qui vous intéresse le plus ?
A.D. : Ce qu’on aime par-dessus tout chez Ducasse, c’est transmettre. Former, éditer, partager la connaissance, avec tous ceux qui ont envie d’apprendre. De fait, on ne cache rien ; on a des stagiaires qui viennent du monde entier, les cuisines leur sont ouvertes. On accueille toujours les gens qui ont envie. Ils viennent chez nous pour apprendre les bases de la cuisine française, comme une boîte à outils, comme le solfège ; pour ensuite l’utiliser dans leur cuisine. On enseigne en France, aux Philippines, et à terme, on ouvrira au Moyen-Orient. Aujourd’hui, on a 25 classes dans le monde qui apprennent les bases de la cuisine française ; dans 5 ans, ce chiffre aura doublé. Nous avons un rôle d’influence de l’art de vivre à la française, du goût français, de la technique française. Il s’agit de transmettre du savoir-faire, tout le temps, tous les jours. Nous sommes une pépinière de formation, ouverte à tous. Pour nous, le seul CV, c’est d’avoir envie.
F&S : À Manille, vous avez justement un institut de formation, qui accueille chaque année une dizaine d’enfants des rues pour les former aux métiers de la cuisine.
A.D. : Oui ; notre institut à Manille forme chaque année gratuitement quinze jeunes issus de l’orphelinat du Père Rocky (dont l’association s’appelle Tuloy Foundation, et qui accueille environ 1.000 enfants des rues. Cet orphelinat, d’ailleurs, vit avec 1.000 euros par jour, soit 1 euro par enfant par jour…) Chaque année, donc, on en forme 15, qui ont de l’appétance pour la cuisine ; avec l’espoir qu’un jour, l’un d’eux puisse intégrer le groupe Ducasse. Justement, on en a un qui vient de rejoindre le Ducasse sur Seine. Il s’appelle James. On a fait venir sa fiancée aussi.
F&S : Citez-nous deux bonnes pratiques auxquelles vous sacrifiez régulièrement ?
A.D. : Je me fais l’obligation de découvrir un restaurant par semaine, où que je sois. Par ailleurs, je lis beaucoup la presse. Je dévore les news ; j’ai toujours dix kilos de magazines avec moi, j’y mets des post-it pour repérer ce qui m’intéresse. Je lis tout, politique, architecture, design, tout ce qui passe…
Par Anastasia Chelini
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Super interview! Bravo!!