Michel Sarran : Interview à coeur ouvert pour F&S – « Je suis à la télé comme je suis dans la vraie vie. Je ne joue pas de rôle. »

Sa bonhomie légendaire, son sourire plein de bonté et son parcours étoilé ont fait de Michel Sarran un personnage incontournable de la gastronomie française. Bien connu du grand public grâce à son rôle de jury dans Top Chef, émission à laquelle il participe pour la cinquième fois, il a répondu à nos questions avec la gentillesse qu’on lui connaît, et la simplicité qui le caractérise. Top Chef, son parcours, sa vision de la cuisine, les étoiles Michelin : le chef s’est confié. Un échange généreux, prodigue, tout en sagesse. À découvrir ci-dessous.

F&S : Vous avez effectué cette année votre cinquième participation à Top Chef (dont c’est là la dixième édition) ; est-ce que l’expérience vous intéresse toujours autant, ou les choses deviennent-elles un peu répétitives d’une année sur l’autre ?

Michel Sarran : Pour ma part, l’enthousiasme est toujours là. On ne vit jamais les mêmes choses, les candidats sont différents, je ne me lasse pas. Et puis, Top Chef est une parenthèse dans ma vie professionnelle bien remplie ; on se retrouve avec les copains du jury, et on vit toujours des moments forts.  

F&S : Jusqu’à quel point le fait de faire de la télévision est un facilitateur dans les affaires ? Est-ce que, par exemple, vous notez une augmentation de la fréquentation de vos restaurants au moment de la diffusion annuelle des programmes ? 

M.S. : Il ne s’agit pas tellement d’un effet ponctuel, bien qu’il y ait peut-être un léger effet d’accélération momentané au niveau des réservations. Mais c’est surtout un effet général, qui grossit d’année en année ; le vu à la télé, ça marche toujours. Les délais de réservation s’allongent de plus en plus. La vie en général change aussi, d’ailleurs ; on devient un personnage public.

F&S : Justement, est-ce que votre notoriété est difficile à vivre ? 

M.S. : C’est beaucoup moins difficile à vivre que de devoir travailler la nuit, par exemple ; ou d’avoir à labourer les champs quand il gèle ; ou de faire de la maçonnerie dans le froid… Ce serait indécent, vis-à-vis de ces métiers-là, de dire que la notoriété de mon métier est difficile à vivre. Certes, c’est un peu intrusif, mais c’est le revers de la médaille. Et encore, je ne suis pas certain qu’on puisse vraiment parler de ‘revers’, car les retours que je reçois des gens sont plutôt sympathiques et positifs. Qu’on me reconnaisse dans la rue, qu’on ait envie de faire un selfie avec moi, est-ce que c’est vraiment désagréable ? Non, ça ne l’est pas. C’est même flatteur. Et puis, les gens nous ont vu chaque mercredi plusieurs semaines de suite, donc forcément, ils sont contents de nous voir en vrai. Bien sûr, il faut faire attention au fait que pour eux, on représente quelque chose, on incarne certaines valeurs à l’écran ; il s’agit de porter ces valeurs dans la vie aussi, pour ne pas décevoir les gens. Ceci dit, je ne me force pas ; ces valeurs, j’y suis attaché.

Restaurant Michel Sarran à Toulouse

F&S : En dépit de votre notoriété, vous restez très simple, accessible et sympa ; quel est votre secret ?

M.S. : Je suis à la télé comme je suis dans la vraie vie. Je ne joue pas de rôle. Je n’ai pas fait les cours Florent ! (Rires). Vous savez, quand on est venu me chercher pour faire cette émission, ma grande crainte était de ne pas me retrouver, de ne pas me reconnaître à l’écran ; or c’est bien moi dans l’émission ; on me retrouve avec mon franc parler, tel que je suis. Et puis, je sais d’où je viens ; je suis fils de paysan. Je compte rester simple.     

F&S : L’ambiance en plateau semble des plus sympathiques ; on voit qu’entre Hélène Darroze, Philippe Etchebest et vous, la mayonnaise a bien pris. Vous êtes tous les trois du Sud-Ouest (Hélène Darroze vient de Mont-de-Marsan dans les Landes, Philippe Etchebest est installé à Bordeaux, et vous à Toulouse) ; pensez-vous que vos régions vous ont rapprochés ?

M.S. : Je pense que c’est surtout une question de personnalités et de caractères, et non de région. On partage l’amour des mêmes choses. Avec Philippe, on parle de rugby ; avec Hélène aussi, on s’entend très bien. Et puis, le tournage dure 7 semaines, c’est un peu une ambiance de colonie de vacances ; entre les membres de la production, les jurys et les candidats, on est environ 90 personnes ; donc heureusement qu’on s’entend bien ! (Rires). Par ailleurs, on sait bien que les candidats sont sous pression ; donc apporter de l’humour en plateau permet de les détendre un peu. De toute façon, je suis pareil dans la vie ; j’aime bien plaisanter.

F&S : Qu’est-ce que le retour de Jean-François Piège cette année a ajouté à l’émission ? 

M.S. : Sa présence apporte une personnalité différente. Nous sommes quatre jurys, et quatre personnalités différentes ; nous avons chacun notre type de management, et c’est cette diversité qui donne au programme sa richesse.

F&S : Revoyez-vous les candidats de l’équipe jaune des années précédentes ?

M.S. : Je ne les revois pas tous, car ils sont nombreux maintenant ! (Rires). Et puis, les éliminés du premier jour, on les voit moins. Mais je suis toujours en contact avec certains candidats. C’est le cas notamment de Coline Faulquier, finaliste 2016. Elle a ouvert son restaurant à Marseille, Signature, et m’appelle pour me demander des conseils. J’ai aussi des relations avec Jérémie Izarn, vainqueur de la saison 8 en 2017 ; il a décroché une étoile Michelin cette année, pour son restaurant La Tour des Sens. Il m’a envoyé un message de remerciements très touchant, d’ailleurs. Je suis en contact également avec Julien Wauthier, le candidat belge de la saison 2017 ; lui aussi a gagné sa première étoile. Ils sont fiers de me l’annoncer, et moi je suis très content pour eux. Guillaume Sanchez aussi vient de gagner son étoile au restaurant NE/SO. Décidément, trois étoilés dans mes brigades, c’est bien ! (Rires). L’année dernière, c’était Adrien Descouls qui a ouvert son restaurant, Origine, et qui m’a envoyé une invitation pour me remercier. Vous voyez, il y a beaucoup d’humain dans cette émission ; le fait que ces anciens candidats se manifestent encore auprès de moi, ça le montre bien.

Signature Michel Sarran

F&S : Selon vous, quels sont les éléments essentiels pour faire un bon plat ? Sur quoi mettez-vous l’accent ? (L’originalité, le goût, le visuel… ?)  

M.S : Pour ma part, je suis très attaché à l’humain ; à mon sens, la cuisine doit être l’expression de ce que l’on est, de ce que l’on veut dire. J’essaie de pousser mes candidats à faire une cuisine qui ne soit pas ‘à la mode’, mais qui soit l’expression de ce qu’ils sont ; une cuisine qui raconte qui ils sont. Je leur enjoins de ne pas tomber dans la facilité, dans la séduction. Il faut aller plus loin que ça.

F&S : Cette année, les caméras vous ont suivi chez vous, à Toulouse, lors de l’épisode 4 du programme. Vous aviez à cœur de mettre en avant votre ville ?

M.S : Tout à fait, oui. Je suis très attaché à ma ville et à ma région (l’Occitanie). Ce sont elles mon quotidien. D’autant que le rôle de cuisinier est important par rapport aux éleveurs et aux producteurs qui nous entourent ; ils ont besoin de nous, et nous d’eux ; je m’attache à remplir ce rôle.

F&S : Parlez-nous de votre région, justement ; l’Occitanie est-elle dynamique du point de vue gastronomique ? En quoi se démarque-t-elle des autres régions ? 

M.S : L’Occitanie est un des greniers de la France ; au niveau des appellations AOC, je pense que c’est la région qui en a le plus. La région est d’une diversité absolue, et est très riche niveau production. Sur le plan gastronomique, elle bouge beaucoup aussi ; autrefois, à Toulouse, j’étais le seul étoilé. Aujourd’hui, un vrai tissu local s’est mis en place ; il y a des jeunes, il y a des bistrots, de la diversité. Et puis, on a la chance d’avoir la compagnie Airbus qui est installée ici, et qui fait briller la région. Bref, tout va de l’avant. J’espère que la région ira encore plus loin, plus vite. J’échange souvent à ce sujet avec le maire, et avec la présidente de la région, pour partager notre vision sur la ville et la région, et pour faire avancer les choses. Et puis, on a des chanteurs formidables, comme Bigflo et Oli (qui ont participé à cette épisode à Toulouse), ainsi qu’une équipe de rugby formidable ; eux aussi contribuent à faire rayonner la région.

F&S : Dans ce fameux épisode de Top Chef à Toulouse, vous avez laissé tablier et brigade pour faire partie du jury, afin d’évaluer l’épreuve dédiée au cassoulet revisité. C’est votre ami Bernard Bach qui a coaché l’équipe des jaunes à votre place. Mais les jaunes ont perdu l’épreuve à plates coutures… Alors, toujours ami avec Bernard Bach, malgré la défaite ? (Rires)

M.S. : Bien sûr ! (Rires). Je l’ai taquiné, forcément. Je lui ai dit que les candidats avaient un très bon niveau, et que c’est lui qui n’avait pas su les coacher. (Rires). Mais ce n’est que de la plaisanterie. Bernard Bach est un ami, je l’apprécie beaucoup ; et il fait un très beau travail aux portes de Toulouse. Il incarne la région, ce qui était important pour moi. J’avais envie de lui confier cette mission, et j’étais ravi de sa présence. 

F&S : Food&Sens a eu l’occasion d’interviewer la gagnante de Top Chef USA 2015, Mei Lin, ainsi que le gagnant de Master Chef UK 2018, Kenny Tutt ; pensez-vous que le niveau des émissions soit similaire d’un pays à l’autre ? Ou au contraire, très disparate ? 

M.S. : Je dirais que le niveau est plutôt disparate. La franchise française de Top Chef est une référence aujourd’hui pour les émissions à l’étranger ; d’ailleurs, l’émission Top Chef Moyen-Orient est venue nous voir pour son démarrage, afin d’en apprendre davantage sur le fonctionnement de l’émission. J’ai même été invité à sa première, à Dubaï. Cette année aussi, un autre pays est venu nous voir, pour nous demander des conseils. Cet état de fait s’explique bien, dans la mesure où la gastronomie est une religion en France. Et puis, la production de Top Chef France fait un travail remarquable. Il n’y a qu’à voir les chefs intervenants cette année ; on a reçu Alain Ducasse, Annie Féolde, Pierre Gagnaire… C’est incroyable ! Incontestablement, Top Chef France est devenu une vraie référence dans le monde de la cuisine, et certains de nos candidats sont devenus étoilés. C’est du sérieux. Top Chef n’est pas de la télé-réalité. J’avais même discuté de ce sujet avec un ami chef américain ; il a convenu que le niveau d’exigence n’est pas le même là-bas, et que sans doute, les téléspectateurs américains ont aussi d’autres attentes. Ceci dit, je ne regarde pas les émissions étrangères. Avant de participer à Top Chef France, je ne regardais déjà pas l’émission ; je cuisine toute la journée, donc a priori, je n’avais pas prévu de me détendre en regardant le soir une émission de cuisine ! (Rires).

F&S : Dernièrement, on vous a vu sur Instagram en pleine séance de pilotage d’avion, ou bien en train de conduire une voiture de course ; ces loisirs sont-ils une façon pour vous de vous évader de vos cuisines ?

M.S. : Oui, tout à fait. On fait un métier très prenant, exigeant, un métier de rigueur ; donc de temps en temps, on a besoin de s’évader. Le pilotage d’avion, c’est une recherche de liberté, c’est la réalisation du vieux rêve de l’homme, qui est de voler. Ceci dit, cela demande beaucoup de rigueur aussi. Piloter me permet de ne penser à rien d’autre ; je suis en évasion totale. Et puis, je suis très curieux de la vie, et toutes les nouvelles expériences m’intéressent. Quand on m’a proposé de m’essayer aux sports automobiles, j’ai dit oui. J’ai beaucoup de chance, d’ailleurs, qu’on me propose tout ça. Dernièrement, mon ami toulousain Jean-Luc Reichmann m’a proposé de tourner dans la série policière « Léo Mattéï : brigade des mineurs » sur TF1 ; j’ai dit oui, et j’ai beaucoup aimé.

F&S : Vous aimez, paraît-il, vous ressourcer dans votre maison d’Ibiza. Avez-vous pensé à y ouvrir un restaurant ?

M.S. : Ibiza, j’y vais en avion, justement. Pour moi, c’est une terre d’évasion et de liberté. Contrairement aux clichés qu’on en a, selon lesquels Ibiza équivaut à la fête et aux grands DJ, Ibiza est bien plus que cela. C’est une île qui a beaucoup de charmes. Quant à l’idée d’y ouvrir un restaurant, surtout pas ! (Rires). J’y retrouverais mes soucis du quotidien. Ibiza, pour moi, ce n’est que du plaisir. Vous savez, avoir une vie sociale est difficile dans ce métier ; on travaille quand les autres s’amusent, j’ai du mal à voir mes amis, je n’ai guère de temps… À Ibiza, je crée tout ce que je n’ai pas le reste de l’année. On se baigne, on fait des grandes tablées, des barbecues, etc… J’y vis ce qui me manque dans mon quotidien.

F&S : Signez-vous toujours votre adresse à Barcelone ?

M.S. : Non, on a vendu cet été. Vous savez, on fait de la cuisine, mais un peu de business aussi ; quelqu’un était intéressé par notre lieu, qui pourtant n’était pas à vendre ; mais son offre était intéressante, alors on a dit oui. Et puis, on a ouvert Ma Biche sur le Toit en décembre, un restaurant panoramique situé au dernier étage des Galeries Lafayette de Toulouse ; c’est un lieu extraordinaire, dont je suis très fier. Il s’agit d’une grosse machine, qui me tient très occupé ; l’endroit fait 1.000 mètres carrés, et fait office de véritable lieu de vie, où l’on peut prendre aussi bien le petit-déjeuner, le déjeuner, le thé et le dîner ; et qui se transforme ensuite en after avec DJ. Bref, c’est un lieu très particulier, assez unique en France.

F&S : Que pensez-vous du palmarès 2019 du guide Michelin France, qui a vu notamment deux restaurants 3 étoiles en perdre une ?

M.S. : Tout d’abord, ce qui m’a plu, c’est le fait qu’il y ait eu deux chefs-patrons qui ont reçu 3 étoiles ; ça, c’est très encourageant. Ce sont des chefs qui ont des maisons à taille humaine, et les voir récompensés d’une troisième étoile, ça montre que ce ne sont pas que les palaces et les pétrodollars qui peuvent décrocher les trois étoiles. Et puis, ça m’a fait très plaisir pour Mauro Colagreco, ainsi que pour Alexandre Mazzia, qui a décroché sa seconde étoile à Marseille. Quant à ceux qui ont perdu, j’ai beaucoup de peine pour eux. C’est très douloureux pour Marc Haeberlin… J’ai vu qu’il était touché et affecté. Après, ce n’est pas à moi à remettre en question les décisions du Michelin ; ce n’est pas mon métier… C’est comme ça. On est dans un système où, contrairement aux Césars où les récompenses sont remises à vie, nos étoiles sont remises en cause tous les ans. Alors voilà ; on aime être récompensés, et quand on perd ses récompenses, c’est douloureux, forcément. Ça fait partie du jeu. Je ne juge pas le classement. On n’a pas le choix, de toute façon ; pas plus qu’avec Trip Advisor. On est comme à l’école, au fond ; on attend nos notes tous les jours… Aujourd’hui, j’ai 58 ans, et malgré mon âge, j’ai toujours le stress et l’angoisse… Je sais que je vivrai toujours avec.

F&S : Avec les années qui passent, on pourrait penser qu’au bout d’un moment, la pression finit par s’émousser ?

M.S. : Non, la pression est toujours là. J’ai même davantage de pression maintenant qu’autrefois, car maintenant que je suis connu, on m’attend au tournant. Et puis, j’ai des clients qui viennent de loin, grâce au rayonnement de Top Chef. L’émission étant très populaire en Belgique, il y a des gens qui viennent de là-bas pour manger chez moi ; ces gens qui ont fait tous ces kilomètres, il ne faut pas les décevoir… Regardez par exemple le chef Alain Dutournier ; le fait de perdre ses étoiles, ça l’a affecté ; et pourtant, il est plus âgé que moi. Vous voyez ; on vit avec cette pression tout le temps. Les gens ne le comprennent pas toujours, d’ailleurs ; ils pensent que tout est facile, qu’on a une clientèle riche, et qu’on a beaucoup d’argent. C’est faux, bien sûr. Certains s’en sortent mieux que d’autres ; mais j’ai beaucoup d’amis étoilés pour qui le quotidien n’est pas évident. Plus les hauts sont hauts, et plus les bas sont bas… Autre cliché sur la gastronomie : on nous répète souvent que c’est un métier de passion ; pour moi, ce n’est pas une passion. Dans la littérature, les histoires de passion sont toujours des histoires tristes, qui finissent mal. La cuisine, c’est tout le contraire ; c’est de la rigueur. Alors voilà : être chef, c’est un métier qui m’apporte d’immenses joies, mais en contrepartie, il y a un prix à payer. Ce n’est pas un métier de repos ; il faut se remettre en question sans arrêt ; être dans le doute sans arrêt ; et cela, qu’on ait 20 ou 50 ans. 

F&S : À vous entendre, on comprend qu’avoir une vie en parallèle du travail n’est pas forcément évident.  

M.S. : Vivre avec un chef, ce n’est pas simple. Notre priorité, c’est le travail. Au quotidien, on part tôt le matin, et on rentre tard le soir… Pour apporter un peu de social à ce métier qui en manque cruellement, je ferme les week-ends et le mercredi, et c’est bien pour moi et pour mon équipe, notamment pour ceux qui sont de jeunes parents. Ils peuvent profiter de leur vie privée. Etre chef, c’est différent d’une vie de banquier, ou de maître d’école. Mais bon ; on ne s’ennuie pas ! (Rires).

Propos recueillis par Anastasia Chelini

 

Photos : Jean-Jacques Gelbart – Jacques Vieussens – Anne Emmanuelle Thion

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