F&S a interviewé Dominique Crenn quelques jours après l’obtention de ses 3 étoiles Michelin à Atelier Crenn, San Francisco – « la tradition est quelque chose d’essentiel à connaître, à savoir et à perpétuer »

  Interview de Dominique Crenn : Food&Sens a eu au téléphone la chef nouvellement sacrée trois étoiles Michelin

Le 29 novembre dernier, Dominique Crenn est entrée dans l’histoire, devenant la première femme aux États-Unis à avoir décroché trois étoiles Michelin. C’est depuis son restaurant Atelier Crenn, à San Francisco, qu’elle a répondu à notre appel, pour un échange à bâtons rompus sur son entrée dans le cercle ultra prisé des chefs 3 étoiles. Libre, déterminée, combative et engagée, Dominique Crenn fait le point pour Food&Sens.  

F&S : Bonjour Dominique ; alors, qu’est-ce que ça fait d’avoir trois étoiles Michelin, et d’être la première femme à les avoir aux États-Unis ?

Dominique Crenn : Ah ça, c’est la fameuse question ! (Rires).

F&S : Forcément… Promis, les questions qui suivront seront plus originales !

D.C. : Bien entendu, c’est superbe d’avoir ces trois étoiles. Pour moi, pour l’équipe. C’est un honneur. Pour autant, cela ne nous définit pas. On ne travaille pas d’abord pour les étoiles. Avec Atelier Crenn, ce que je voulais avant tout, c’était d’ouvrir un endroit où créer, échanger, rêver.

F&S : Du coup, vous n’êtes pas embarquée dans cette fameuse pression que connaissent les chefs triplement étoilés Michelin, qui les pousse à maintenir coûte que coûte leurs trois étoiles ?

D.C. :  Non, je ne suis pas dans ce monde. Ma démarche, c’est d’essayer de faire mieux tous les jours, de pousser mon travail toujours plus loin. Autrement dit, on vit notre vie, on fait notre travail comme on le veut, et on fait fi du reste. Trop de pression, ce n’est pas bon ; ça risquerait de nous changer. Et je ne veux pas qu’on change, justement. Si mon équipe et moi changions à cause des trois étoiles, notre travail ne serait plus le même, et son authenticité s’en trouverait atteinte. Mon but, c’est de continuer à faire un très bon travail.

F&S : Être une femme chef aux États-Unis en 2019, c’est facile ? Difficile ?

D.C. :  Être chef, déjà, ce n’est pas facile. Être une femme chef à San Francisco, en revanche, ce n’est pas particulièrement complexe, car c’est une ville où il y avait déjà un certain nombre de femmes chefs à l’époque où j’y suis arrivée. Sur ce point, San Francisco est une ville très avancée. Pour ce qui est cette fois d’être une femme chef en général, il y a un constat qui s’impose : dans le monde, il n’y en a pas beaucoup… Le fait que j’ai décroché 3 étoiles va, je l’espère, inspirer d’autres femmes, et leur montrer qu’on peut faire ce que l’on veut faire. C’est important. Après tout, le droit de vote des femmes est récent, et il y a toujours des pays où les femmes n’ont pas de droits… Il faudrait en parler, de ça. D’ailleurs, en ce qui me concerne, je n’accepte pas les invitations à aller cuisiner dans des pays où il n’y a pas de droits des femmes, ni de droits humains en général (comme les droits des homosexuels, par exemple). Alors certes, la cuisine, ce n’est pas politique ; mais ça le devient, au final. Donc il faut prendre des initiatives pour défendre ce en quoi on croit.

F&S : Comment décririez-vous votre cuisine ?

D.C. :  Ma cuisine, et bien, c’est la cuisine de Dominique ! (Rires). C’est-à-dire que c’est la cuisine d’une femme pleine d’émotions, pleine de rêves, qui est aussi très sensible à l’environnement, à la planète. Et bien sûr, la cuisine de Dominique est une cuisine délicieuse ! (Rires). Pour résumer, je dirais qu’il s’agit d’une cuisine très personnelle, qui vient de mon intérieur. Elle est créative avant tout – cette dimension est fondamentale pour moi. Ceci dit, j’y respecte bien sûr les bases, qui sont très françaises. D’ailleurs, les bases sont importantes dans tout, pas seulement dans la cuisine ; la tradition, par exemple, est quelque chose d’essentiel, à connaître, à savoir et à perpétuer.  

F&S : Revenons sur votre ascension médiatique. Elle s’est surtout faite ces 8 dernières années, n’est-ce pas ?   

D.C. : Disons que l’attention médiatique s’est accentuée au moment où j’ai ouvert l’Atelier Crenn, il y a huit ans de ça. Ceci dit, les premiers articles de presse remontent à 2006-2008 ; c’est à cette période que ma cuisine a commencé à intriguer, car je n’étais pas dans les normes. En 2008, j’ai été couronnée Best Chef USA 2008 par le magazine Esquire, par exemple. Je n’aime pas trop ces qualificatifs, d’ailleurs ; l’expression ‘meilleur chef’, ça ne veut pas dire grand-chose. Mais bon… 

F&S : Qu’est-ce qui vous a poussée à vous installer à San-Francisco ?

D.C. : J’y suis arrivée dans les années 90 ; cette ville m’a beaucoup émue. J’en suis tombée amoureuse, à bien des égards : en raison de son mix culturel, d’une part ; pour la liberté d’y être qui on veut être, ensuite. Aux États-Unis, cette ville est une ville à part. C’est ici que tout se passe, il me semble. C’est un pays dans un pays.

F&S : Vous qui avez trois restaurants à San Francisco (le 3 étoiles Atelier Crenn, le 1 étoile Bar Crenn, et le Petit Crenn), ainsi qu’une ferme, vous êtes bien placée pour savoir combien l’importance des équipes est cruciale pour pouvoir gérer l’ensemble. De fait, avez-vous une méthode de management favorite ?  

D.C. : Quand on travaille avec des gens, il faut savoir une chose : ils ne travaillent pas pour moi, mais avec moi. Les inclure, c’est essentiel. Les traiter avec beaucoup de respect, les comprendre, savoir qui ils ou elles sont, leur donner une place, les traiter comme un humain et pas comme un numéro : voilà comment ils s’intègrent. Leur parler tous les jours, les guider, c’est important. Bien sûr, il y a un travail à faire, un ordre à suivre. Mais le tout doit se faire dans un esprit de grand respect.

F&S : En regardant votre Instagram, on constate que ce ne sont pas les plats qui y dominent ; on y retrouve plus souvent des moments de vie que des photos de cuisine. Pourquoi ce partis-pris ?

D.C. : Mettre uniquement des photos de plats, ça ne me plaît pas. Je veux aussi que les gens sachent qui je suis, qu’ils découvrent qui est Dominique. Je suis quelqu’un de simple ; j’ai des convictions, des émotions, et je souhaite les partager avec les gens. Si ça sert d’inspiration, c’est bien. Si, en regardant mon parcours, les gens se rendent compte qu’eux aussi ont une voix, c’est une bonne chose. Vous savez, ma cuisine et ma notoriété sont une plateforme ; je m’en sers pour redonner aux autres.

F&S : À vos débuts à San Francisco, vous avez été l’une des pionnières du mouvement ‘farm to table’. Est-ce toujours une composante majeure de votre cuisine ?

D.C. : Oui, c’est très important pour l’avenir de la planète. D’ailleurs, la plupart des légumes utilisés dans mes restaurants proviennent de notre ferme, située dans la Sonoma Valley. Cette ferme, j’y tiens beaucoup ; elle permet de comprendre tout le processus de cultivation d’un légume. J’y envoie mes équipes pour qu’ils aient la possibilité de comprendre d’où vient l’ingrédient, comment il pousse, etc. Un légume, c’est un tout. Ce n’est pas juste un ingrédient qu’on utilise en cuisine. D’ailleurs, il est très important d’utiliser des produits bio, car les pesticides détruisent la nature. Il faut s’en rendre compte. N’oublions pas que tout commence par la terre et par l’océan ; si on détruit les deux, on n’a plus rien…   

F&S : Citez-nous des chefs qui vous inspirent ?

D.C. : J’adore Elena Arzak ; c’est une amie. Olivier Roelinger et Michel Bras m’ont beaucoup marquée aussi. Il y a également Quique Dacosta, Angel Léon (qui viendra en février), Clare Smyth, que j’admire et que je suis depuis longtemps (depuis l’époque où elle travaillait pour Gordon Ramsay). Tous sont des chefs qui pensent autrement, et c’est ce que j’aime chez eux. J’adore aussi Martha Ortiz, qui vient du Mexique ; elle est incroyable. C’est une femme qui adore l’art. Je viens d’ailleurs de cuisiner avec elle.

F&S : On vous voit souvent signer des repas à 4, 6 ou 8 mains. Comment vous organisez-vous pour être partout à la fois ?

D.C. : C’est bien simple : maintenant, je fais ces rencontres ici ! (Rires). Ce qui est bien pour l’équipe également ; de la sorte, ils voient un autre chef en cuisine, et découvrent d’autres créativités.

F&S : Maintenant que vous voilà triplement étoilée Michelin, que vous reste-t-il à atteindre ?

D.C. : Chaque jour est un nouveau challenge. Pour l’heure, j’écris un livre, une sorte de mémoire ; j’aimerais bien faire aussi un livre de photos, car c’est un domaine qui me passionne. Exprimer l’émotion dans les cuisines via la photographie, ça m’intéresse beaucoup. Et sinon, ma pâtisserie/boulangerie ouvrira l’année prochaine. Enfin, j’aimerais trouver une orientation à la fondation que j’ai créée.

F&S : Une dernière question : à ceux qui disent que les étoiles à l’étranger n’équivalent pas les étoiles en France, que répondez-vous ?

D.C. : Qu’is disent ce qu’ils veulent. Vous savez, la meilleure chose à faire, c’est de ne pas faire attention à ce que les gens disent. Le talent, c’est le talent. Qu’on cuisine du traditionnel ou du moderne, peu importe ; ce qui compte, c’est l’émotion. Au final, la cuisine c’est comme l’art : ça ne se compare pas. On ne va pas comparer la cuisine des chefs entre eux. Chaque cuisine est unique. Les comparer serait aussi absurde que de comparer Van Gogh à Picasso, par exemple. Chacun son style.

Propos recueillis par Anastasia Chelini – décembre 2018

 

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