Il y a plus de trente ans, à Paris, Michel Rostang ouvrait le premier bistrot de chef, Le Bistrot d’à Côté Flaubert, juste à côté de son restaurant gastronomique. Aujourd’hui, il s’appelle simplement Flaubert, car on ne le présente plus. Dès l’origine, le grand chef a su faire de ce bistrot un lieu magique, avec un décor tissé de ses passions de chineur : au gastro, les élégantes et spirituelles céramiques de Robj, au bistrot une avalanche de pichets en barbotine, dont beaucoup de pichets-têtes. Ça met de l’ambiance, les beaux marbres blancs aussi, et ces tables simplement, joliment dressées.
La chartreuse bien en évidence, pilier indispensable d’un vrai bistrot.
Et la collection de guides Michelin pour la touche de rouge.
Ce décor hautement personnalisé donne à la salle à manger un aspect à la fois rétro et intemporel : il n’y en a pas deux comme ça dans Paris. Et maintenant que le Bistrot s’appelle Flaubert, il accomplit le saut périlleux qui consiste à rester lui-même tout en se renouvelant complètement. Ce n’est pas donné à tout le monde : seulement aux vrais classiques.
Se renouveler, c’est avoir mis Jaime Corzo Lemos à la tête du bistrot. Ce jeune chef d’origine colombienne est arrivé à Paris à l’âge de six ans. Dès l’enfance, il sait qu’il se destine à être cuisinier. « Ç’aurait été plus difficile si j’étais resté en Colombie, car la cuisine y est considérée comme une affaire de femmes. En France, je pouvais viser la haute gastronomie. » Il a de la suite dans les idées : après un bac pro cuisine, il part comme une flèche faire son apprentissage chez les grands étoilés. « Toujours des étoilés. » Cursus impressionnant : Yannick Alléno au Meurice, Le Laurent, Le Trianon Palace à Versailles où il côtoie Simone Zanoni. « Il m’obligeait à avoir toujours une cuillère sur moi et me disait : Tu goûtes tout, tout, tout. » Ensuite le George V avec Éric Briffard, puis le Jules Verne, L’Atelier de Joël Robuchon, Guy Martin, et de nouveau Yannick Alléno pour l’ouverture du Cheval Blanc, à Courchevel.
Tout en gardant des liens très forts avec son pays natal, où il retourne régulièrement, et dont il maîtrise les traditions culinaires. En cuisine, il est bon de ne pas s’abreuver à une seule source. Connaître le répertoire classique français, c’est très beau. Pouvoir lui adjoindre une autre culture culinaire, un répertoire différent, c’est enrichir les deux de manière exponentielle. D’autres chefs en France nous ont apporté leur Amérique du Sud : Indra Carrillo Perea le Mexique, Raphael Rego le Brésil, Juan Arbelaez et Jaime Corzo Lemos la Colombie… Ils font ruisseler sur leurs plats la fraîcheur, les épices, la désinvolture, la luxuriance de ces cuisines. Et, de façon remarquable, les couleurs. Au Brésil, en 2017, la polychromie de la nourriture m’avait fascinée.
Jaime est à l’aise dans tout ce qu’il fait : la haute cuisine française qu’il maîtrise sur le bout des doigts, au point de la faire chanter, le répertoire bistrot et la veine personnelle. On ne voit pas les coutures. On ne se dit pas : « Tiens, là, il a voulu faire moderne. » Parce que tout est harmonisé, dosé, avec un sens de la finition extraordinaire. Ainsi qu’une générosité, une rondeur, une passion qui parent ces standards d’une énergie nouvelle. Il met la gomme, fait entrer les fruits tropicaux, le café, les épices, les poissons travaillés en cru, sans jamais sortir des rails.
Ces tortelloni de potimarron, émulsion de foie gras sont du genre que l’on dévore. Mais j’ai le temps de noter que le jus vert, forcément un jus d’herbe, est délicieux, et je ne comprends pas comment il est fait. Il faudra que je demande au chef. La question le fait sourire : « C’est du jus de poireau mixé, chauffé au Thermomix avec un peu de roquette. Je ne jette presque rien. Je fais mes jus avec des épluchures. Ma soupe d’artichauts, ce sont des parures d’artichaut suées avec de l’oignon et du lard. J’ajoute beurre, vin blanc, crème ; c’est onctueux et doux, c’est magnifique ! »
C’est toujours très réjouissant, un chef qui s’enthousiasme pour un de ses plats comme s’il était fait par quelqu’un d’autre. Sa selle d’agneau en croûte façon Wellington m’en bouche un coin : au-delà du classique, on touche à la cuisine historique. Il n’en renouvelle pas moins le principe en remplaçant le bœuf par de l’agneau et en harmonisant le plat d’une note méridionale de tapenade. Plat de pur plaisir, à la fois gourmand et ludique, mais reposant sur une certaine formalité, une structure nette.
Structure : je ne crois pas si bien dire. « La prochaine carte, celle du printemps, sera plus technique, me dit-il. Attendez, je vais vous montrer. » Jaime va chercher son carnet de dessins. Je retiens mon souffle. Tous les chefs ne dessinent pas leurs plats dans des carnets, et ceux qui le font les montrent rarement. Mais Jaime me l’apporte sans que je l’aie demandé et je n’en crois pas mes yeux : quel honneur !
Je découvre de très beaux croquis en couleurs, clairs et informatifs, tracés d’une main sûre et créative. « Je peux prendre des photos ? — Mais bien sûr ! » Je mitraille avec émotion et le sentiment de voler des choses très intimes et très importantes.
Ce sont les plats de la prochaine carte : le printemps et l’été vont faire entrer dans la cuisine de Jaime une abondance de fruits, de légumes, d’herbes, de choses fraîches et colorées. Il ne faut rater ça sous aucun prétexte, et ça vaut aussi bien pour vous que pour moi.
Le Flaubert – 10, rue Gustave-Flaubert, Paris XVIIe. Tél. : 01 42 67 05 81. Fermé dimanche et lundi.
À la petite cuillère
Textes et photos : Sophie Brissaud
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Simplement magnifique m, JAIME CORZO met son cœur et su savoir faire à chaque création... félicitations