F&S a interviewé Gérald Passedat au Petit Nice : « Il faut savoir transmettre, donner la chance à certains de porter le flambeau haut et loin »

 C’est à Marseille, dans son restaurant triplement étoilé Le Petit Nice, que nous avons rencontré le chef Gérald Passedat. En cette fin de matinée balayée par le vent, où le soleil et la mer s’accordaient à donner à l’endroit une dimension quasi paradisiaque, le chef s’est raconté sans ambages. Pour Food&Sens, il a évoqué tour à tour ses trois restaurants, sa cuisine d’iode, la Provence, l’urgence à préserver la Méditerranée, et l’importance d’une cuisine plus saine. Il a aussi évoqué, par quelques phrases pudiques, son combat contre la maladie. Un entretien à découvrir ci-dessous.

Lors de notre visite ce matin-là, les serveurs font la mise en place – photo A.Chelini

F&S : Vous êtes actuellement à la tête de trois restaurants ; le Petit Nice (votre maison historique à Marseille), le Môle Passedat (le restaurant du musée MUCEM à Marseille), et la Brasserie Lutetia (située dans l’hôtel éponyme, à Paris). Comment gère-t-on trois tables de concert ?

Gérald Passedat : J’ai de bons chefs partout. Au Petit Nice, c’est Sébastien Tantot (en photo de couverture avec le chef Passedat, NDLR) ; au Lutetia, c’est Patrick Charvet, qui est un excellent chef ; et au MUCEM, c’est Sébastien Dugast en cuisine, et Denis Maillet en salle (tous deux sont des anciens du Petit Nice). Pour ma part, je suis plutôt basé au Petit Nice ; je me rends au MUCEM 2 à 3 fois par semaine, et je vais au Lutetia tous les 15 jours. Le reste du suivi se fait par téléphone et par mail. Quant à la carte du Petit Nice, je l’élabore avec Sébastien Tantot, dont le nom y figure également. Je tiens d’ailleurs à vous présenter Sébastien ; il a 28 ans, et travaille ici depuis 6 ans. La créativité du Petit Nice, c’est nous deux. Sébastien a su gravir les échelons ; il est entré au Petit Nice en tant que commis, et en 6 ans, il est devenu chef de cuisine. Il s’occupe aussi de la pâtisserie. Il fait un gros boulot. Il faut le citer, c’est important. Son rôle et celui de l’équipe sont très importants. Au Petit Nice, on a une équipe de choc, des jeunes très motivés, très impliqués, qui sont toujours en demande d’apprendre et de mieux faire.  

À l’entrée du Petit Nice, figure la plaque des trois macarons Michelin

F&S : La transmission semble être un élément qui vous tient à cœur.

G.P. : Oui. Il faut savoir transmettre, donner la chance à certains de porter le flambeau haut et loin. Et puis, Sébastien le mérite amplement ; il a su s’imprégner de la signature Passedat. Lui et moi faisons un excellent tandem. Sébastien amène sa touche, son dynamisme ; il faut savoir écouter la jeunesse ; ouvrir son esprit à d’autres idées. Pour ma part, je fais énormément confiance aux personnes qui travaillent avec moi.

F&S : Parlez-nous de votre cuisine au Petit Nice ?

G.P. : Nous sommes sur une carte de plus en plus pertinente dans sa spécialité, qui est celle du régime crétois, de la Méditerranée, de la simplicité, de la digestibilité, du respect de la nature et de la sublimation du produit. Désormais, la marque Passedat se fait vraiment sentir. Côté clients, les gens sont contents. En ce moment, je sens qu’il y a un vent de positivité qui souffle ; on a une belle cohésion en salle, la création est très positive, on a réduit le nombre d’entrées et de plats, et concentré le sourcing, pour proposer aux clients une expérience inoubliable. De fait, les clients sont contents, les choses s’imbriquent comme il faut. Je ne dis pas ce genre de choses d’habitude ; mais là, tout fonctionne vraiment bien. C’est grâce à la volonté, au travail, à l’opiniâtreté, à la recherche produit. Et puis, c’est aussi grâce au fait qu’on se concentre sur notre propre sillon, qu’on creuse de plus en plus ; au Petit Nice, nous tâchons de connaître notre personnalité culinaire à fond. Ne pas trop regarder ce que font les autres ; développer au contraire la cuisine qu’on a engagée depuis des années.

Photo A.Chelini


Photo A.Chelini

F&S : Vous dites avoir réduit le nombre de plats à la carte ; pourquoi ce choix ?

G.P. : Pour obtenir une carte beaucoup plus pointue, qui se concentre sur la quintessence de la Méditerranée, sur le travail du poisson (présenté au Petit Nice dans pratiquement tous ses états), sur la valorisation du produit, des pêcheurs-cueilleurs, et de la saisonnalité des produits de la mer. Ce qui engage un vrai travail, et une forte personnalité de notre cuisine. On a aussi réduit le nombre de couverts, passant de 45 à 32. De la sorte, on ne ment pas aux gens lorsqu’on leur dit qu’ils vont manger le produit de la pêche des petits pêcheurs locaux. Au Petit Nice, on travaille même les algues. Et la technique de découpe du poisson est différente elle aussi. Tout cela se fait selon une volonté première : celle de rester au plus près de la source. Les gens vont dans un 3 étoiles pour découvrir une personnalité culinaire ; un peu comme une marque. Pour moi, il est donc très important de ne pas galvauder mon identité culinaire.

F&S : La question de la santé étant notamment liée à ce que l’on mange, quels changements avez-vous fait en ce sens dans votre cuisine ?

G.P. : Côté dessert, on n’utilise plus un gramme de sucre. Plus de sucre blanc, et plus de crème non plus ; seulement du lait cru (ce qui implique que chaque dessert soit fait le jour même). D’ailleurs, trouver du lait de vache en Provence, c’est délicat ; mais on se donne les moyens de trouver ces petits producteurs, de respecter leur savoir-faire et de le mettre en exergue auprès de nos clients. Pour texturiser et sucrer nos desserts, on utilise de l’aloé vera, du collagène de poisson, des fruits secs, des bananes séchées, du coco. Du coup, nous avons une cuisine supra naturelle de bout en bout ; depuis les mises en bouche, jusqu’aux mignardises. Et puis, le régime méditerranéen est tout à fait adapté à la santé, à la longévité, au bien-être. Aujourd’hui, nous sommes d’ailleurs à la croisée des chemins du point de vue culinaire : jusqu’ici, la cuisine dans le monde était, de manière générale, un peu pataude, pleine de beurre. Les gens demandent maintenant une cuisine plus saine, plus naturelle (sans devenir sectaire pour autant, bien sûr). Dans le Sud justement, on est dans l’aridité, dans l’iode, et dans le vif du mistral.

Au restaurant Môle Passedat – Photo R. Haughton

F&S : Diriez-vous que dans l’ensemble, la cuisine va vers plus de naturel, partout sur la planète ?

G.P. : S’il est vrai qu’on ne mange pas pareil à Los Angeles qu’à Menton, par exemple, et que les envies sont un peu différentes selon le pays où l’on se trouve, il est vrai aussi que les restaurants en général se tournent de plus en plus vers le naturel. On s’aperçoit enfin qu’un restaurant, du point de vue étymologique, doit ‘restaurer’ ; ce qui veut dire qu’il lui revient aussi de s’occuper du départ post-repas du client. Il ne faut pas que les gens repartent avec une digestion impossible. De fait, les restaurants de démonstration, ça ne marche plus. La juste mesure est ce qu’il y a de plus difficile à mettre au point en gastronomie. Déterminer quel est l’appétit exact de chacun, ce n’est pas simple. Du coup, il vaut mieux être dans la retenue. D’ailleurs, il faut sans doute passer par la démonstration, pour arriver ensuite à la retenue…   

F&S : Selon vous, la faune et la flore de la Méditerranée sont-elles en danger ?

G.P. : Bien sûr, oui. On a tant abusé de ses ressources… Pour notre part, on ne prend que ce que les pêcheurs nous donnent. Il faut savoir raison garder pour respecter les cycles de la nature, si l’on veut que nos enfants et petits-enfants puissent aussi profiter, tout en ayant un esprit plus éclairé, averti, compatissant et respectueux de la nature que celui que notre génération a pu avoir. Chaque époque évolue ; actuellement, la jeunesse a bien compris l’importance du respect de la nature ; elle a une conscience de cela de plus en plus affutée. Quant à nous, il faut qu’on continue à porter la bonne parole. C’est notre rôle de chefs ; c’est même notre devoir. Au Petit Nice par exemple, on le répète à chaque convive : on leur précise d’où vient chaque poisson, on avertit sur la rareté de certains produits, on insiste sur la chance que les gens ont de déguster ces plats.

F&S : Vous êtes le parrain de Marseille Provence Gastronomie 2019, une initiative départementale qui a jalonné 2019 d’événements culinaro-centrés. Quel impact cela a-t-il eu sur la région ?

G.P. : MPG2019 est une initiative très importante, car elle met en valeurs les métiers de bouche et les petits producteurs du département. De plus, beaucoup de touristes sont venus dans le Sud cette année (pour ça, ou pour autre chose, on ne le sait pas encore ; mais ce qui est sûr, c’est que l’initiative va porter touristiquement parlant.) Et elle pourrait aboutir, je l’espère, à des choses concrètes ; comme à la construction d’une halle, par exemple. Ou à une fête de la gastronomie pérenne. En tout cas, c’est une belle association, qui a beaucoup œuvré. Et il y a une bonne synergie entre tous ses membres. De plus, la région est actuellement très porteuse du point de vue gastronomique ; tout ce qui est méditerranéen, crétois, phocéen, a le vent en poupe.

F&S : Parlons Provence en général. Quelle est votre appréciation de la scène culinaire actuelle de la région ?

G.P. : Elle bouge bien. D’ailleurs, l’un de mes rêves d’enfant est en train de se réaliser : Marseille est devenue une cité montante, qui influera un jour sur la scène culinaire mondiale. Elle le fait déjà sur la scène nationale, en tout cas.

L’un des plats de la carte : le Loup – R. Haughton

F&S : Alexandre Mazzia a obtenu sa deuxième étoile cette année, à son restaurant marseillais A.M. Un commentaire ?

G.P. : Alexandre a apporté à Marseille quelque chose que j’attendais depuis longtemps…

F&S : Vous ne travaillez plus pour la Villa La Coste, située près du Lubéron ; peut-être avez-vous d’autres projets ailleurs ?

 G.P. : À ce sujet, j’aimerais dire que je suis très content de ne plus faire partie de ce projet, qui ne colle plus du tout à mes attentes philosophiques. Les désidératas du propriétaire et les miens n’étaient plus du tout les mêmes. Pour rappel, on avait tout de même obtenu une étoile au Louison (le gastronomique de l’hôtel) en un an d’ouverture. Et on était sur le chemin de la deuxième. Mais ils ont décidé de fermer, pour en faire un bistrot… Ce qui est le plus choquant, c’est que j’ai appris ça par voie de presse.

F&S : Faisons un saut vers Paris ; quels retours recevez-vous sur La Brasserie Lutetia, ouverte il y a moins d’un an ?

G.P. : Dans l’ensemble, les retours sont bons. Certains le sont moins. Là-bas, on essaie de faire une brasserie méditerranéenne. Les gens s’attendent peut-être à quelque chose de très consensuel, puisque c’est une brasserie. En tout cas, les poissons viennent essentiellement de la Méditerranée ; et l’offre est plurielle, puisque là encore, il s’agit d’une brasserie. Elle comporte toutefois la marque de notre cuisine, mais à plus grande échelle, car il y a beaucoup plus de couverts là-bas qu’au Petit Nice, et les services sont brassés.

F&S : Récemment, vous vous êtes confié dans la presse sur les importants problèmes de santé que vous avez traversés… Souhaitez-vous revenir là-dessus ? Comment sort-on de cette épreuve ?

G.P. : Par la volonté ; par la chance ; par l’abnégation ; le travail ; et par l’envie aussi, forcément. Il faut comprendre, en tout cas, qu’on n’a pas toujours la chance d’avoir une seconde vie… Quand on a compris ça, on a compris beaucoup de choses. En tout cas, je ne souhaite cela à personne.

Par Anastasia Chelini 
 
Photo de couverture : RHaughton 
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