F&S est allé à la rencontre du chef Clément Leroy à Londres, au The Square – « Je conserve une grande loyauté envers Guy Savoy »

  Dans un écrin de forme carrée, dont la sobriété s’enlumine de plusieurs toiles colorées, le restaurant londonien The Square (ou le carré en français) sert une cuisine française moderne toute en précision. À la barre, le chef Clément Leroy (ex chef exécutif de l’Auberge du Jeu de Paume à Chantilly) propose une partition sans fausse note, entre respect des bases et émancipation créative. L’ensemble se déploie selon une générosité bien dosée (la crème est utilisée avec parcimonie), que rehausse une vaisselle raffinée. Food&Sens a déjeuné sur place, et a échangé avec le chef. De sa nouvelle vie à Londres, où il réside avec son épouse Aya Tamura Leroy depuis septembre 2017, en passant par ses démêlées avec les activistes vegan en avril dernier, sans oublier ses souvenirs émus auprès de Guy Savoy, ou encore sa vision du rôle de chef, Clément Leroy s’est confié à bâtons rompus. À découvrir ci-dessous.

Aya et Clément Leroy dans la salle du The Square

F&S : Vous êtes à Londres depuis septembre 2017, où vous avez reprit le restaurant The Square (à la suite du chef Phil Howard). Rouvert fin 2016, The Square fait désormais partie du groupe Marlon Abela Restaurant Corporation. Depuis votre arrivée, quelles sont les différences que vous relevez entre Londres et la France ?

Clément Leroy : Londres, c’est la diversité, le melting-pot culinaire. On y trouve toute sorte de cuisines, comme la cuisine indienne notamment, très bien exécutée ici. Côté produits, on n’a pas forcément le même choix qu’en France ; la largesse de la gamme n’est pas la même. Et côté tarifs, les choses sont différentes aussi ; c’est moins cher ici qu’en France, où dîner dans un gastronomique coûte le double. Donc je dois faire attention à proposer des plats qui respectent le budget. Pour finir, les choses sont plus difficiles ici côté staffing ; en Angleterre, les gens ont moins cette culture des métiers de restauration. Beaucoup pensent que travailler dans un restaurant, c’est un job d’étudiant… Heureusement, depuis un an mon équipe est stable.

F&S : Vous qui cuisinez français, où vous fournissez-vous ?

C.L. : Le porc servant à faire la charcuterie (que l’on fait maison) vient d’un fermier du Pays de Galles ; le bœuf vient du nord de l’Angleterre, du Lake District Farmers ; le miel vient de Londres ; les coquillages et crustacés viennent d’Écosse (le pays est très fort aussi côté saumon et truite sauvage) ; pour le poisson en revanche, je me fournis en Bretagne, car la pêche y est très bien, plus respectueuse qu’en Angleterre (la Bretagne présente une amélioration des techniques de pêche, avec le respect des paliers de remontée, notamment).

F&S : Jamie Oliver a annoncé tout récemment la faillite de son groupe de restaurants Jamie’s Italian au Royaume-Uni ; qu’est-ce que cette nouvelle vous inspire ?  

C.L. : C’est malheureux, vraiment. On ne peut jamais se réjouir de ce genre de choses ; d’autant que c’est l’indicateur d’une économie instable. Ceci dit, Gordon Ramsay a annoncé pile une semaine après que son groupe a gagné de l’argent…. Quoi qu’il en soit, le marché de la restauration est tellement dynamique ici, qu’il faut rester constamment sur la brèche. Ce qui fait qu’on voit des restaurants ouvrir autour d’un concept (plutôt que d’une cuisine), et ça marche pendant un moment, puis il faut tout changer car l’établissement n’attire plus autant. Et il rouvre quelques mois plus tard autour d’un tout autre concept. Le chef étoilé Jason Atherton par exemple, a tout refait dans son restaurant Little Social à Mayfair ; en avril dernier, ce bistrot français a fermé, et rouvrira le mois prochain en tant que restaurant britannique, sous le nom de No.5 Social. Même chose avec Gordon Ramsay et son restaurant Maze : il a fermé dernièrement, et rouvrira fin juin en tant que restaurant asiatique, baptisé Lucky Cat.

F&S : Par rapport à la France, Londres (et l’Angleterre en général) ont peu de restaurants gastronomiques ; qu’est-ce qui explique, selon vous, que ce type de tables rencontre moins de succès de ce côté-ci de la Manche ?   

C.L. : Cela s’explique peut-être parce que la tendance à Londres est au décontracté ; d’où le fait que le fine dining ne marche pas si bien que ça ici. Ceux qui fonctionnent bien sont les gastronomiques dont l’atmosphère est plus détendue ; c’est le cas du restaurant Core de Clare Smyth. Ceci dit, en France aussi on remarque que le modèle des restaurants très classiques, très institutionnels, est peut-être à bout de souffle. Aujourd’hui, on attend des restaurants qu’ils soient des lieux plus gais, plus vivants, où l’on peut aussi s’amuser. À ce titre, il me semble que certaines vieilles maisons françaises doivent se réinventer pour rester pertinentes. Pour ce faire, il faudrait qu’elles soient incarnées par quelqu’un ; un restaurant, ça doit être incarné par une personne précise (que ce soit le chef, le directeur de l’établissement, le restaurateur). Les clients recherchent l’authenticité ; ils veulent qu’un lieu soit le reflet d’une personne. Regardez Guy Savoy, par exemple ; il a su évoluer, passer les époques. Son restaurant éponyme à Paris (qui a trois étoiles) est certes l’un des plus chers de Paris, et pourtant on n’y ressent jamais le côté pesant et guindé qu’on peut éprouver dans d’autres grandes maisons. Guy Savoy y est naturel, et tout le restaurant tourne autour de lui. C’est ainsi que les choses doivent être. Quand la personnalité du chef s’arrête à la porte de la cuisine, ça ne va pas. Un restaurant, c’est la vision d’un chef dans son entièreté.

Les amuse-bouche, hommage du chef à son père boucher, sont servis sur un plateau et découpés en salle (saucisson, rillettes, pâté en croûte…)

F&S : On sent que Guy Savoy vous a beaucoup marqué ; vous avez travaillé pour lui plus d’une décennie. Parlez-nous de lui ?

C.L. : C’est vrai, le chef Savoy m’a marqué. Quand je suis arrivé à Paris, j’avais 17 ans, et j’ai travaillé pour lui pendant 12 ans (pas de façon continue d’ailleurs, mais trois fois de suite). À chaque retour dans l’un de ses restaurants, j’ai progressé. C’est quelqu’un qui m’a fait confiance. Il est très humain, il sait évaluer la valeur des gens. Avec lui, la relation est loyale, et fonctionne dans les deux sens. Je conserve une grande loyauté envers lui, et lui ne m’oublie pas non plus ; chaque fois qu’il vient à Londres, on se voit.

F&S : Au The Square, vous travaillez en duo avec votre épouse Aya Tamura Leroy, chef pâtissière ; travailler ensemble, est-ce là le secret ultime pour pouvoir se voir dans la restauration ?

C.L. : (Rires). C’est vrai qu’on se voit davantage grâce à ça. Mais chacun est à son poste. Pour ma part, je suis habitué à fonctionner en couple dans le travail ; mes parents ont travaillé toute leur vie ensemble (ils étaient bouchers). Pour que ça marche, il faut faire attention à bien compartimenter la relation au travail et la relation à la maison. Et puis, c’est un avantage énorme de travailler ensemble ; on peut se reposer l’un sur l’autre, dans une totale confiance. Pour vous donner un exemple, je ne regarde jamais ce qu’Aya fait en pâtisserie pendant les services. J’ai une confiance totale en son travail. D’autant qu’elle travaille selon une rigueur toute japonaise (ma femme est née à Tokyo). Et puis, elle a commencé chez Beige par Alain Ducasse à Tokyo, auprès de Claire Heitzler. Elle a ensuite travaillé chez Yann Couvreur au Prince de Galles, au Jules Verne et au Saturne, etc. Bref, elle a un sacré CV.  

Ci-dessus, l’agneau dans tous ses états

F&S : La cérémonie du 50 Best 2019 approche, qui se tiendra à Singapour fin juin ; certains restaurants londoniens figurent au classement 2018 ; espérez-vous voir The Square dans celui de 2019 ?

C.L. : Je dirais que le plus important pour moi, c’est de pouvoir exprimer ce que je veux dans l’assiette ; au The Square, j’ai cette chance de pouvoir cuisiner ce que j’aimerais manger. Ici, c’est ma cuisine, ma sensibilité. Si un jour je vais changer le dressage d’un plat, personne n’y trouvera à redire. C’est une grande liberté. Autres éléments qui m’importent avant tout, c’est que les gens soient contents, et que le restaurant marche suffisamment bien. Après, en ce qui concerne les classements, tout classement a un impact positif sur un restaurant. Cela apporte de la visibilité. Maintenant, si on n’en fait pas partie, ça n’apporte rien de négatif en soi.

F&S : Vous êtes plutôt classements ou étoiles, du coup ?

C.L. : Je pense que l’effet 50 Best, par exemple, est plus éphémère que l’impact d’une étoile ; cette dernière permet de pérenniser une maison et de la faire grandir.

Les divins desserts d’Aya : ci-dessus, millefeuille au whisky et à la vanille.


Miel de St John’s wood, patate douce du Japon et pamplemousse

F&S : En mars dernier, des activistes vegans sont entrés dans votre restaurant pour protester contre l’usage du foie gras ; qu’en pensez-vous, après coup ?

C.L. : Bien sûr, je trouve horrible la vie des poulets d’élevage intensif ; quand je vois ces vidéos choc sur les conditions de vie de ces animaux, je trouve ça horrible. Toute personne normale trouve ça horrible, d’ailleurs. Mais ce qui me gêne, c’est qu’on oublie qu’en parallèle, il y a des gens qui élèvent les animaux avec respect, qui s’occupent bien d’eux, qui portent à leurs bêtes un soin égal à celui que nous portons à nos plats. Ceci dit, je respecte tous les points de vue ; aucun souci. La preuve : au The Square, notre barman est vegan. Et nous proposons bien sûr des plats vegan. De plus, je m’adapte volontiers aux demandes des clients ; on est là pour ça. D’autant que ça me change de mon ordinaire. Pour autant, je ne veux pas indexer toute ma carte autour des vegans ; ni n’aime qu’on cherche à imposer ses idées aux autres, comme tentent de le faire certains activistes.

F&S : En tant que chef, vous êtes au premier plan pour observer les changements qui s’opèrent dans les habitudes de consommation alimentaire des gens ; qu’est-ce que cela vous inspire ? 

C.L. : Ça me fait penser à une phrase de Guy Savoy : « avant, on me demandait comment je cuisine mon poisson ; aujourd’hui, on me demande d’où vient mon poisson. » Voilà qui résume bien la situation. Bien sûr, en tant que chef, je m’interroge. Nous les chefs, nous nous posons des questions qu’on ne se posait pas avant. Avant, l’attention se portait sur l’excellence du produit. Aujourd’hui, la question de la provenance du produit compte tout autant. Ceci dit, je ne voudrais pas que le locavore puisse devenir un prétexte à la médiocrité du produit. Il faut continuer à chercher l’excellence, tout en se fournissant localement le plus possible. Et il ne faut pas oublier non plus que si aujourd’hui, moi et d’autres pouvons faire de la cuisine française à Londres, c’est grâce à des chefs comme Paul Bocuse. Certes, toute cette génération de grands chefs français n’avaient pas les mêmes idées que nous, ou faisaient les choses différemment ; mais c’est grâce à eux que le rayonnement de la cuisine française a été si important à l’étranger.

F&S : Finissons par cette question : quel conseil donneriez-vous aux jeunes chefs ?

C.L. : La nouvelle génération de chefs goûte moins sa cuisine qu’avant ; aujourd’hui, la cuisine c’est beaucoup de mise en place, de recettes grammées ; on a perdu cet automatisme de goûter. J’insiste sur ce point auprès de mes commis ; je leur répète qu’il faut goûter ce qu’ils cuisinent. Certains me répondent qu’ils n’ont pas goûté, étant donné que je l’ai déjà fait ; mais non, il faut qu’ils goûtent eux aussi. D’abord, parce que c’est ainsi qu’ils pourront identifier le goût du plat ou de la sauce tels qu’ils doivent être ; et ensuite, parce qu’en goûtant souvent, ils peuvent vérifier que rien n’a changé d’une étape à l’autre de la préparation.

Propos recueillis par Anastasia Chelini

 

Les plats du chef Clément : en entrée, caviar et anguille se rencontrent subtilement. Leur fait suite un foie gras cuit dans de la cire d’abeille, pour une tendresse de texture optimale. L’huile d’ortie et les fraises des bois l’accompagnant ménage une alliance gustative inédite ; « j’ai aimé l’idée d’assembler deux éléments sauvages ensemble« , explique le chef. Pour le turbot, il précise ne travailler que des pièces de 8 kilos minimum, qu’agrémentent des champignons préparés de trois façons différentes. Enfin, les ravioles du Royan à la verveine s’avèrent légères et entêtantes. « Ce plat fait tomber les barrières« , dit  le chef. 

 

 

 

 

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