© Texte et photos : Julie Limont
Je ne les connaissais, jusqu’à ce 16 juillet, que de très loin. De très haut, pour être plus précise, puisque du balcon de la salle Gaveau, où journalistes, photographes et autres communicants étaient parqués lors de la grand messe du guide rouge, en février dernier. Pour autant, leur émotion, leurs larmes m’avaient émue, attendrie, et leur joie à partager le Graal avec Mauro Colagreco, profondément réjouie.
Me voilà donc curieuse et ravie de venir à leur rencontre dans leur sublime maison d’Annecy-le- Vieux, au Clos des Sens.
Lorsque j’arrive, une interview est en cours près de l’accueil, un tournage s’achevant sur la terrasse, et l’on me fait patienter dans un fauteuil douillet, à l’ombre des feuillages, d’où je découvre l’infinie beauté du lieu. Je suis immédiatement saisie par le calme enveloppant des matières brutes, et la sérénité d’une nature qui ne sait mentir.
En visite au potager. à le découverte des fleurs de poireaux
Bercé dans son enfance par les saveurs et parfums émanant du laboratoire de son père boucher-charcutier, Laurent Petit est attiré par cette profession mais aspire à plus de délicatesse et de finesse. Après un passage au Pied de Cochon, au cœur des Halles, son premier choc culinaire se produit aux côtés de Michel Guérard, à Eugénie-les-Bains, en 1984 : c’est grâce à cette incroyable rencontre que la cuisine devient une passion qui nourrit, rythme, et émerveille sa vie en chaque instant.
En compagnie de Martine, son épouse, il découvre ce qui deviendra Le Clos des Sens en 1992, et en tombe littéralement amoureux. Comment en effet ne pas être charmé par la poésie de ces deux marronniers quasi centenaires qui ombragent la terrasse surplombant le jardin et offrant à perte de vue la découpe des reliefs bleutés ?
Pendant 20 ans, l’histoire du Clos se vivra autour de ces deux piliers vivants, jusqu’à ce que l’école du village attenante soit mise en vente et leur permette de prendre leur aise. De l’architecture à l’art de la table, en passant par la décoration, tout ici est soigneusement pensé, choisi, dans la valorisation des savoir-faire et artisans locaux et nourri de matières rassurantes et réconfortantes qui s’intègrent intimement dans cette nature qu’ils célèbrent comme un joyau.
Pendant plus de 20 ans, ils ont « fait le job », sans trop se poser de questions : il cuisinait, les clients étaient satisfaits, ils gagnaient leur vie, et celle de leurs équipes, la maison tournait… Mais à l’aube de ses 50 ans, fin 2014/début 2015, Laurent a tout remis à plat. « J’ai lu peu de livres, m’explique-t-il, mais un, découvert dans ma vingtaine, m’a interpellé, poursuivi, hanté ». Cet ouvrage ? Toujours Plus !, de François de Closets. Le chef se demande alors comment une dynamique serait possible sans ce « toujours plus », cette course en avant qui accumule et produit sans se soucier du reste. Comment il pourrait, sans oublier les contraintes de sa position de chef d’entreprise, progresser avec plus de sens et en pleine conscience.
Le bouleversement est alors brutal, total, radical. Faisant au départ référence aux cinq sens, que l’expérience culinaire devait selon lui savoir toucher pour qu’elle soit estimée réussie, le nom même choisi pour le lieu change de signification : la seule question qui vaille, dorénavant, est « est-ce que ma maison a du sens ? »
Cet homme, de nature assez timide, « par feignantise », qui rasait les murs et vivait dans sa cuisine sans imaginer en sortir, casse alors tous ses codes et bouscule l’équilibre de ses équipes, pour qu’elles ne fassent plus qu’une. Son cooking out lui est douloureux mais libérateur : « c’est comme si j’avais traversé la place du village à poil ».
Il décide donc de se faire violence et part à la rencontre de ses clients, ouvre son passe, pour y dresser ses assiettes en toute transparence, et questionne tout de ses habitudes. L’aventure est risquée, la décision de s’y engager courageuse, tant il sait combien elle peut fragiliser l’équilibre de sa maison, égratignant les certitudes et chatouillant les ego, chacun devant tout à coup trouver sa nouvelle place.
Pour commencer, friture du Lac, filet de perche travaillé comme un anchois
Crém' »oeuf » de brochet
Pragmatique, il s’assoie et trace des cercles sur une carte, à 150, 100 et 50 km, pour chercher les produits au plus près, visiter les exploitations et remettre de l’humain dans le moindre de ses gestes : sel, beurre, poivre, il part de l’essentiel et décline l’exercice dans toutes ses dimensions et tous les compartiments de son établissement. L’exigence et la détermination se mettent alors au service d’une cuisine éco-responsable devenant réelle identité. Il décide, de fait et également, de prendre le parti du végétal et lacustre, limitant la viande à son stricte minimum, sans que cela ne soit finalement un sujet pour ses convives, qui n’en éprouvent aucunement le manque. Leur adhésion est immédiate, porteuse et salvatrice.
Quand Laurent me parle de son jardin, en contrebas et permaculture, je lis dans ses yeux de la malice et un émerveillement quasi enfantin. J’y perçois également une immense gratitude, envers cette nature qui lui ouvre le champ de tous les possibles. Lui qui a pu craindre, pour un temps, s’ennuyer dans ces nouveaux choix d’apparence limitants, découvre que la réalité est précisément à l’inverse. Comme un phénomène de zoom, plus il apprend, plus cela nourrit de nouvelles envies, de nouvelles idées, qui le mènent ailleurs et plus loin, et l’entrainent à « chatouiller les profondeurs ». Son regard s’illumine lorsqu’il me narre la beauté des fleurs de poireaux, ou me conte la sucrosité d’un oignon brûlé gouté quelques heures auparavant, dont il réfléchit déjà à se servir comme condiment.
A l’écouter, je ressens surtout une incroyable fierté, pour lui, son équipe, ses producteurs et toutes les personnes qui ont crû en lui, d’avoir décroché l’ultime reconnaissance du Guide rouge dans cette nouvelle démarche qui est la leur.
Feuille à feuille de champignon
Salade d’herbes et aromates du jardin
ci-dessus : Polenta crémeuse, aromates du jardin
Montage du plat » Envolée de champignons de Savoie «
Envolée de champignons de Savoie
L’écrevisse, en deux services
Ici en tartare au raifort et condiment céleri, tuile dentelle aux écrevisses
Accompagné de son crémeux des têtes
… Et d’un compressé des têtes
Ci-dessous : Puis un service chaud, les queues d’écrevisses ébouillantées par un thé venant se déposer sur une royale d’écrevisses
Tomate rôtie, oeuf vapeur, aromates du jardin
Ci-dessus : Hâché d’écrevisses, condiment roquette et fleurs de poireaux
Dressage du » Plissé de betterave, fera fumée «
Fenouil soyeux, confit, croquant
Servi avec son petit pain au fenouil
Féra sauvage au Garum et son toast iodé
Omble Chevalier, agrumes de Niels Rodin
Brochet du Lac du Bourget, cuisson barbecue, beurre de fruitière brûlé et risotto de petit épeautre
Boudin noir de Chevesne, Mondeuse bisquée
Ci-dessus : Sorbet tomme blanche, cynorrhodon
Tarte fine, chicorée maison
Ci-dessous : Agastache sanglé, framboises
CLOS DES SENS 13 rue Jean Mermoz – 74940 Annecy-le-Vieux
Tél. : 04 50 23 07 90