F&S : Le groupe hôtelier Rosewood connaît une forte expansion. Entre une seconde ouverture prévue à Londres (la date n’est pas encore arrêtée) du côté de Grosvenor Square, et une ouverture à Hong Kong la semaine dernière, le groupe ne chôme pas. A-t-il un ADN culinaire spécifique ? Une ambition gastronomique affichée ?
Martin Cahill : Notre objectif premier, c’est de faire plaisir à tous nos clients. D’autant qu’à Londres, la compétition est très forte dans le secteur de l’hôtellerie/restauration. De ce fait, nous devons nous assurer que chacun de nos hôtes trouve ce qu’il cherche au Rosewood London. Bien sûr, en parallèle, il y aura toujours de grands chefs qui pourront se permettre de faire exactement la cuisine qu’ils veulent, comme par exemple Alain Ducasse ou Pierre Gagnaire. Eux continueront à faire de la gastronomie. Mais ce type de cuisine ne convient pas à tout le monde, ni au plus grand nombre ; beaucoup de clients viennent au Rosewood London pour son côté convivial, pour ses restaurants spacieux servant une cuisine de bon aloi, qui se prêtent bien à de grandes tablées familiales. On fait en général 200 couverts par jour au Mirror Room, 200 à 300 au Scarfes Bar, et 600 au Holborn Dining Room ; avec de tels chiffres au quotidien, on aurait du mal à faire de la cuisine Michelin… Et puis, nous avons aussi beaucoup de petit déjeuners, beaucoup de banquets, et beaucoup de clients réguliers, qui reviennent pour la constance de la cuisine et le côté varié de l’offre. Nous misons donc sur une cuisine de qualité, sans poudre aux yeux, mais avec un sourcing étudié, de bons ingrédients, un staff compétent, et nous portons tout cela au meilleur niveau possible. En ce qui me concerne, ce qui m’importe avant tout c’est de faire de la bonne cuisine ; j’aime la cuisine simple, faite à partir de bons produits, utilisés de belle façon. On ne veut pas de plats trop compliqués ou surfaits. Regardez les British pies, par exemple. Elles sont faites à base d’ingrédients humbles, comme la joue de porc par exemple ; malgré cela, elles peuvent être absolument délicieuses, et devenir ainsi un plat incroyable. C’est cela mon objectif. Un autre point sur lequel nous travaillons sans relâche, c’est la constance de la qualité. Mon ambition, c’est de servir une cuisine constante.
F&S : Dans votre sourcing produits, mettez-vous l’accent sur la dimension éco-responsable ?
M.C. : Les clients sont beaucoup mieux informés et sensibles à ces thématiques qu’avant. Donc oui, on fait attention. On se fournit localement dans la mesure du possible (comme chaque hôtel Rosewood d’ailleurs, qui s’attache à être bien ancré dans la culture food locale). Nos poissons et saumons viennent d’Écosse, le fromage est anglais, nos légumes aussi ; les champignons viennent d’Écosse ou du Pays de Galles. Les produits locaux sont de grande qualité. Pour autant, il y a certains produits qui doivent impérativement être importés, car leur qualité est supérieure dans leur pays d’origine. Notre caviar, par exemple, vient de France, et la burrata, d’Italie. Une bonne burrata, ça ne peut venir que d’Italie.
F&S : L’Angleterre n’a pas toujours eu bonne presse à l’étranger en ce qui concerne sa cuisine. Avez-vous le sentiment que cet état de fait a évolué ? Est-ce que Londres compte désormais tout autant que d’autres destinations culinaires établies ?
M.C. : Je pense vraiment que la façon dont les étrangers perçoivent notre cuisine est bien meilleure qu’autrefois. D’autant que nos grands chefs ouvrent tous des restaurants à l’étranger. (Gordon Ramsay, Jamie Oliver, Heston Blumenthal…) Cela participe beaucoup à faire changer les choses. Et puis, Londres dispose d’une belle offre culinaire, très variée ; on peut tout aussi bien aller à Shoreditch pour y manger un excellent burger, que venir au Rosewood manger un bon plat à 30 pounds.
F&S : Dernièrement, on observe que de jeunes chefs britanniques sont eux aussi médiatisés, et participent de ce fait à la bonne réputation culinaire de la Grande-Bretagne. C’est le cas de Clare Smyth, élue Meilleure Femme Chef 2018 par le 50 Best. Qu’en pensez-vous ?
M.C. : Tout à fait. Et d’ailleurs, à propos de ce titre de « Meilleure Femme Chef », je le trouve assez malvenu. Je n’aime pas le fait que l’award comporte la mention ‘femme’. Ça n’est vraiment pas utile. Si elle est meilleure chef, ce n’est pas en tant que femme ou homme, c’est en tant que chef. Dans l’assiette, que la cuisine ait été faite par une femme ou par un homme n’a pas d’importance. Clare Smyth aurait dû être choisie pour son talent, pas pour le fait qu’elle est une femme. Elle a tout ce qu’il faut pour réussir, et le fait qu’elle soit une femme n’a aucune incidence là-dedans. Elle est une top chef en soi.
F&S : Pensez-vous qu’un chef Rosewood doive être étoilé Michelin ?
M.C. : Je pense qu’aujourd’hui, les clients regardent d’autres choses. D’autant qu’ici, en Grande-Bretagne, c’est surtout le guide culinaire AA qui compte. Ce guide est moins prestigieux que le Michelin, mais il est très consulté. De manière générale, je dirais qu’il ne faut pas chercher les awards et récompenses à tout prix ; car si on se met dans cette optique, on perd son objectif premier, qui est de cuisiner pour faire plaisir aux clients. Je pense qu’il vaut mieux se concentrer sur le fait de bien faire son travail ; ce faisant, le reste viendra. N’oublions pas que la cuisine doit venir du cœur…
F&S : Selon vous, qu’est-ce qui fait qu’un repas est réussi ?
M.C. : Je dirais qu’outre la cuisine (et le caractère constant de sa qualité dans le temps), l’ambiance compte aussi pour beaucoup. La qualité du service, et le fait que la salle soit pleine, sont également des éléments importants. Si l’endroit est vide, ça ne donne pas envie d’y manger… Pour ma part, je m’attache également à l’optimisation de certains détails qui ont leur importance, comme la qualité et la maniabilité des couverts, par exemple. Ces derniers vont accompagner le client pendant tout le repas ; il est donc important qu’ils soient commodes et légers. Le confort des chaises, lui aussi, me semble prépondérant. Et bien sûr, le rapport qualité/prix. Ce point-là est particulièrement crucial pour les restaurants d’hôtels ; si nos prix ne sont pas alignés sur ceux du marché local, les clients iront manger ailleurs. D’autant que de nos jours, ceux-ci ont accès à tout un tas d’applications dévolues aux restaurants, qui comparent les prix des établissements entre eux et proposent des offres intéressantes. On doit donc être vigilants au rapport qualité/prix. Car, ne l’oublions pas, les gens choisissent un restaurant aussi en fonction de son prix, pas seulement en fonction de sa cuisine.
F&S : Quels conseils de carrière donnez-vous aux jeunes de votre équipe ?
M.C. : Je leur conseille de partir travailler à l’étranger (ce qui est d’ailleurs plus facile quand on travaille pour un groupe comme Rosewood, qui envoie régulièrement ses équipiers de Londres travailler dans les hôtels ouvrant à l’étranger.) Dans le même temps, je répète aux jeunes de faire attention à ne pas trop bouger. Trop bouger, ce n’est pas bon pour la carrière. Il vaut mieux être fidèle à un groupe ou à une marque, plutôt que de bouger sans cesse ; c’est ce qui leur permettra d’avancer. Et puis, si à la longue ils s’ennuient dans leur poste, qu’ils n’oublient pas que dans un hôtel, il y a toujours moyen de changer de poste. C’est bien de faire un peu de tout au sein d’un même hôtel. Pour ma part, même si j’ai beaucoup voyagé, je suis resté au Mandarin Oriental de Hong Kong pendant 8 ans ; j’y suis entré comme sous-chef, et j’en suis reparti comme chef exécutif. La fidélité paie. Pour résumer, je conseillerais aux jeunes de s’entourer de gens positifs, qui ont des buts similaires aux leurs ; qu’ils investissent en eux-mêmes ; qu’ils se trouvent un chef qui fasse office de mentor. Quant à moi, je me sens le devoir d’entraîner la future génération de chefs. Au Rosewood London, on a vraiment à cœur d’aider nos commis à apprendre comment devenir chef de partie, et ainsi de suite. On souhaite les voir progresser.
F&S : Le Rosewood étant un groupe et une grosse machine, qu’en est-il de la créativité du chef ? Est-ce vous qui dictez à l’hôtel son impulsion culinaire, ou est-ce plutôt l’hôtel qui vous donne une ligne culinaire à suivre ?
M.C. : En fait, c’est Londres et ses tendances culinaires qui nous dictent notre cuisine. De nos jours, il faut être très adaptable ; tout bouge, tout va vite. Il y a 20 ans, le chef exécutif faisait les menus, point final. Maintenant, c’est différent ; le chef est davantage à l’écoute des idées et avis du management, ainsi que de l’équipe de cuisine. Il est aussi très sensible au retour clients. Si un plat ne fonctionne pas, on ne le gardera pas à la carte. Bref, nous sommes dans une coopération. Et puis, c’est toujours intéressant de partager, d’avoir l’avis des autres. Pour ma part, je comprends tout à fait que le management me donne son avis, puisqu’il connaît bien la marque Rosewood, ainsi que le marché londonien. Et puis, le Rosewood London dispose de 306 chambres et suites ; c’est une donnée à prendre en compte en cuisine. On a des clients de partout, des locaux, des étrangers. Ils veulent tous quelque chose de différent. À ce titre, la rigidité en cuisine, ça ne fonctionne plus. D’autant qu’avec l’émergence des vegans et des végétariens, et les demandes spécifiques des personnes qui ont des intolérances alimentaires, la flexibilité est de mise. J’aime bien cela, d’ailleurs ; les vegans boostent notre créativité. Le challenge à relever, qui consiste à leur servir quelque chose de bon composé sans certains ingrédients habituels, garde les choses intéressantes.
F&S : Suite aux changements du secteur de l’hôtellerie-restauration, le profil du chef a évolué. Selon vous, qu’est-ce qu’un chef de palace doit savoir faire ?
M.C. : Désormais, un chef exécutif doit être, en plus de chef, un businessman et un comptable. Pour ma part, je vérifie les livraisons, j’échange avec les fournisseurs, je supervise la partie financière, le côté administratif, la partie hygiène, le staff (son recrutement et sa formation), etc. Être chef est vraiment devenu un métier très intéressant, riche et varié. Il vous donne une vision d’ensemble, et un sentiment de responsabilité. De fait, ce métier m’a beaucoup appris ; être toujours à l’heure, et même en avance ; toujours écouter son chef ; venir rasé et propre au travail ; être discipliné. Ce sont des enseignements que je veux transmettre à mes filles. Cela leur servira toute leur vie. Et puis, de manière générale, je dirais que l’industrie culinaire est devenue une bonne industrie ; nous sommes beaucoup mieux payés qu’autrefois, et les chefs ont des représentants presse qui les aident à être visibles et à communiquer. Les conditions de travail sont bien meilleures aussi. Et les perspectives également.
F&S : Avec toutes ces responsabilités, avez-vous encore le temps de cuisiner ?
M.C. : Oui, je cuisine toujours. Malgré toutes les choses qu’un chef peut avoir à faire, il est fondamental de ne jamais perdre ce lien à la cuisine, à la nourriture, aux ingrédients. Travailler avec l’équipe, goûter les plats qui sortent, c’est crucial. Je vérifie toujours s’il manque du sel ou du poivre, par exemple. Cette connexion à la cuisine est essentielle.
F&S : Quels chefs vous inspirent ?
M.C. : Pour ma part, quand j’admire un chef, ce n’est pas seulement pour sa cuisine, mais aussi pour son attitude en général. S’il est excellent, mais qu’il maltraite son équipe, je ne l’admirerai pas. Ce qui force mon respect, c’est un chef dont la cuisine est très bonne, et qui est aussi quelqu’un de loyal, avec une vraie longévité dans le métier, et qui a fait ses preuves en tant que businessman. Des chefs comme Thomas Keller, Joël Robuchon ou Alain Ducasse ont créé un héritage culinaire incroyable. Adam Byatt aussi est très inspirant, ainsi que le chef de Hyde, Ollie Dabbous. Sinon, dans mon parcours, j’ai beaucoup appris du chef Ross Lusted. J’ai travaillé un an avec lui, à Sydney ; c’est lui qui m’a enseigné la constance, l’attention au détail. Encore aujourd’hui, je repense à ses conseils, et je les transmets à mes jeunes. Cet homme, il a été comme un mentor pour moi.