L’affaire est simple : Juan a trouvé un écrin idéal pour son talent et sa créativité. On le sent déjà chez lui, même si la cuisine, selon la mode parisienne, se révèle un long couloir où l’on se cambre, s’écarte, se dresse sur la pointe des pieds pour que tout le monde puisse passer. Les casseroles de Juan et de son équipe font leur office, imperturbables. Les assiettes qui sortent de ce couloir ne portent pas la moindre trace des contorsions qu’il a fallu faire pour les composer.
Juan Arbelaez semble habité d’un feu sacré. L’énergie intense qui l’anime se voit à l’œil nu, comme une aura, bourdonnant autour de lui. Débarqué de Bogotá à dix-huit ans pour apprendre la gastronomie française, il a travaillé dans les cuisines de Pierre Gagnaire, d’Éric Briffard au George V, puis d’Éric Fréchon au Bristol avant de diriger les cuisines de L’Acajou, le restaurant de Jean Imbert dans le XVIe arrondissement. On discerne à peine un petit rythme de salsa colombienne dans son français impeccable.
À peine trentenaire, il possède déjà un style mûr et structuré. Structuré ne veut pas dire rigide, au contraire, mais maîtrisé dans son abandon. L’abandon est une de mes qualités favorites en cuisine ; cela consiste à prendre appui sur son savoir-faire pour se laisser aller éperdument. Sans technique, le talent n’est qu’une sale manie, disait Brassens, et l’on pourrait ajouter que sans talent, sans amour, la technique nous assomme. Juan possède les deux, et c’est beau de les voir fonctionner ensemble pour constituer une cuisine aussi bonne que belle. C’est sa signature. Les photos en témoignent.
Les notes de sa Colombie natale sont bien là, mais sans exotisme ni folklore. C’est une Amérique du Sud profonde, intime et personnelle qui s’exprime dans sa cuisine avec un lyrisme contenu, une certaine crudité du geste, une façon de dépasser les limites en restant digne et un superbe sens de la couleur. La luxuriance des ingrédients tropicaux — mangue, coriandre, citron vert, piment, café — semble couver comme la braise sous une forme classiquement française.
Les plats obéissent à une structure précise : un ingrédient central, une écume ou une mousse, un peu d’acidité (pickle ou jus), un peu de verdure et quelque chose qui croustille — quinoa ou sarrasin torréfié, feuilles croquantes piquées dans un dessert, chou frisé séché au four. Les saveurs sont finement équilibrées : pointe d’acidité, de crémeux, d’épicé, de torréfié. Cette maîtrise fondée sur l’instinct produit une cuisine d’une grande élégance.
Je profite d’une mise à jour (12 avril) de ce post pour rendre hommage au second de Juan, Tristan Weinling-Gaze, autre chef de talent passé par les cuisines de Pierre Gagnaire, entre autres. Le repas qu’il nous a servi hier était magnifique en tout point.
Les prix, sans être délirants, inscrivent bien l’endroit dans le Triangle d’Or, mais des formules déjeuner plus abordables sont également au menu. Les vins sont aux mains de Mickaël Grou, ex-second sommelier du George V, donc en de bonnes mains. La carte des vins compte un beau choix de vins du monde, comme c’était déjà le cas à Plantxa. Dernièrement, par exemple, il y avait un splendide tokaji furmint sec d’Oremus qui a fait nos délices. Occurrence assez rare pour être mentionnée.
Nube – Hôtel Marignan-Champs-Élysées. 12, rue de Marignan, Paris VIIIe. Tél. : 01 40 76 34 56. Petit déjeuner 7 heures-11 heures, déjeuner 12 heures-15 heures, dîner 19 heures-22 h 30. Restauration sur le pouce au bar de 7 heures à minuit. Menus : Midi à quatorze heures, entrée du jour et plat du jour : 32 € ; Nubecitas : dégustation en quatre temps 60 € ; De las nubes en 7 temps : 80 €. Carte : environ 65-70 €. Finalement pas si cher que ça compte tenu de la qualité servie.
À la petite cuillère
Textes et photos : Sophie Brissaud